Préface du prof Pierre LORY Du livre Isharat du Dr Lwiis Saliba
مقدمة البروفسور المستشرق بيير لوري لديوان إشارات شطحات ورحيل/د. لويس صليبا
Dr. Lwiis Saliba nous présente ici une œuvre restreinte quant à la taille, mais novatrice dans son contenu à plusieurs égards. Il s’est, en particulier, plongé dans le monde des shatahât proférés par certains mystiques musulmans, ce que peu d’auteurs avaient fait jusqu’à présent. Qu’est-ce que le shath? C’est une locution qui vise à transmettre, en langage humain, une expérience spirtuelle incompréhensible à l’entendement ordinaire. Le langage s’est constitué pour rendre compte des situations concrètes de l’animal humain, et pour lui permettre de penser les choses absentes, autrement dit de raisonner. Le langage est dualiste dans son essence, impliquant nécessairement un sujet face à des objets. Or les mystiques viennent précisément porter le témoignage que le monde est un, unifié dans la réalité unique, que la dualité représente en fin de compte une illusion. Comment exprimer une telle expérience par le truchement du langage ordinaire, sinon en le “secouant” (sens, étymologique de la racine SHTH) et en le subvertissant?” L’expression de l’inexprimable, c’est cela le paradoxe par excellence” a écrit Henry Corbin dans un texte décisif (Commentaire sur les paradoxes des soufis, Téhéran, 1981, p. 14).
Comment faire comprendre, par exemple, que la Présence divine peut se manifester à travers une forme humaine, sinon par un paradoxe? Lorsqu’à un homme venu le visiter et frappant à sa porte, abû Yazîd al-Bistâmî répond: “Malheur à toi”! il n’ya dans cette maison personne d’autre que Dieu”, il n’émet aucun blasphème ni déclaration mégalomaniaque. Il ne fait que rendre compte de l’expérience mystique la plus essentielle: le “ je” n’est rien, Dieu seul est. Lorsque le mystique a compris que sa petite personne n’est réelle qu’à cause de l’action et de la présence du seul Réel, sa nature illusoire apparaît et elle s’efface. En disant “anâ al-haqq”, Hallâj ne professait rien d’autre – à quelques nuances près. Car Abû Yazid était sinon un analphabète, du moins un homme peu lettré; il n’écrivit jamais une seule ligne. Il prononçait ses shatahât à l’improviste, à l’occasion d’une circonstance particulière, laissant fuser la parole issue de l’expérience de l’instant. Hallâj, par contre, a proposé une doctrine beaucoup plus construite. Il a en outre mis ses paradoxes en composition sous forme de vers, tellement forts que la mémoire collective les a conservés-comme le célèbre Anâ man ahwâ wa-man ahwâ anâ.
et ce malgré les pressions de la censure cherchant à gommer tout souvenir du grand soufi martyr. Arrêtons-nous quelque peu sur la fonction de l’expression poétique. Les textes de mystiques et ceux de poésie présentent plusieurs caractères communs. Le plus évident réside dans la portée des mots et des tournures employées, qui ne visent dans les deux cas pas à un simple échange d’information, mais sont porteurs d’une charge, d’un pouvoir qui dépasse leur sens obvie. Non que l’expérience du poète et celle du mystique soient identiques sauf peut-être dans le cas de certains génies du verbe (Rûmî, Tagore ou Goethe). Le poète traduit par le surgissement du corps de son poème un état de l’instant, une vibration de la psyché: c’est la prise de conscience d’une surnature, d’une transcendance, marquée le plus souvent par le rythme explicite ou implicite. Le mystique, lui, revient des états indicibles et innommables, qu’il tente pourtant de dire et de nommer: d’où notamment l’usage du paradoxe, de ces shatahât dont nous venons de souligner l’importance dans l’ordre de l’expression mystique en général. Rien n’interdit à ces discours de se rencontrer, bien au contraire. La poésie mystique s’est développé graduellement dans l’ambiance de la civilisation islamique, sur un terreau déjà fertile: poésie biblique (Cantique des cantiques), syriaque (St Ephrem)…
Depuis, la langue arabe n’a plus cessé de prêter ses ailes à l’envol de ces poème spirituels, depuis hallâj. Ibn al-Fârid et tant d’autres, jusqu’à nos jours – pensons tout particulièrement à la richesse de la poésie libanaise de cette tendance.
Et de fait, le shath et la poésie ne nous renvoient nullement au Moyen Age. L. Saliba nous suggère au contraire combien le shath accompagne la recherche et le combat de l’homme moderne. Le poème autour de certaines paroles de Nietzsche est une nouvelle forme de paradoxe, directement adressé à nos contemporains: Dieu est mort, grâce à Dieu! L’homme contemporain se trouve ainsi libéré du poids d’une morale oppressante, de dogmes d’exclusion, et de manipulations politiques de la religion conduisant à des guerres sordides. Il peut enfin envisager d’accéder à une nouvelle forme de spiritualité, respectueuse du Divin Innomé, et des hommes si divers qu’il a engendrés.
Ces pages de Lwiis Saliba nous emmènent aussi sous d’autres climats. Le témoignage de la dévotion à Marie notamment rend actuelle une des plus profondes constantes de la
sensibilité chrétienne . Par sa maternité divine et humaine, Marie manifeste le trait d’union historique reliant les hommes avec l’universelle présence du Divin sur terre. La dévotion qui lui est adressée rejoint, par certains aspects, les cultes antiques de la déesse Mère si répandus dans le pourtour méditerranéen: non au niveau des vœux de fécondité et des rythmes agricoles bien sûr, mais dans l’élan spirituel qui accompagne la méditation sur le féminin. Si le Christ est le nouveau Temple où les croyants viennent trouver la divine Présence, Marie devient par le fait même la nouvelle Terre Sainte, le lieu de la promesse (cf Louis Massignon, Les trois prières d’Abraham, Paris, 1997, p 145).
L’Inde elle aussi est visitée dans ce volume, sous forme de mentions de paroles de Bouddha et d’un hommage à Gandhi et à l’idée de non-violence. L’Inde représente elle aussi le lieu d’une promesse: promesse d’une recherche spirituelle fondée sur les plus anciennes traditions, mais aussi d’une société plus juste et humaine, fondée sur la force de l’esprit, illuminée par la culture au sens le plus noble du terme à la quelle renvoie par ailleurs le poème “Iftah kitaban…”).
Témoignages plus directement personnels, les poèmes dédiés à Mona rappellent que l’expérience de type mystique ne suppose pas l’oubli du monde humain autour de soi. Les grandeurs et les souffrances, les bonheurs et les arrachements sont le sol même sur lequel la vie spirituelle
se construit et prend son sens. La rencontre privilégiée avec certains êtres de prédilection notamment sont une marque du destin: sans doute permettent-elles de saisir, à l’octave supérieur, l’accord liant les humains à un niveau plus élevé de l’être.
Ecrivain et éditeur, Lwiis Saliba s’efforce de faire se rencontrer les mondes qu’ils connaît et qu’il aime: celui de l’Orient classique et moderne, chrétien et musulman, celui de l’Extrême Orient hindouiste et bouddhiste, et la culture occidentale contemporaine en passe de se répandre sur toute la planète. Comme tant d’autres intellectuels libanais, c’est un passeur, cherchant à aider ses frères humains à traverser les barzakh limitant nos mondes. Ces modestes lignes sont l’occasion de rendre hommage à ce qu’il a accompli jusqu’à maintenant, de dire mon estime pour le savant, mon amitié pour l’homme, et rappeler tout le plaisir que j’ai pris à lire les pages qui suivent.
Pierre LORY