Tenzin Palmo
Interview N°6
par Lwiis Saliba
(09/02/2022)
Translitération anglaise par Thibaut
Traduction française par Jacques
Relecture par Geneviève (Mahâjyoti)
Introduction
Bonsoir à vous tous, et bienvenue à nouveau à Jetsunma Tenzin Palmo, nous allons commencer directement notre sixième interview avec elle.
Tout d’abord, félicitations Jetsunma pour la traduction et la publication de votre livre ‘Un ermitage dans la neige’. C’est un livre qui me fait chaud au cœur, je l’ai acheté dans une librairie à Paris en 2000, il y a 22 ans. Je l’ai parcouru et l’ai mis dans ma bibliothèque qui contient plus de 20.000 volumes, notamment dans le domaine des religions en général et du bouddhisme. Et lorsque mon professeur Jacques Vigne m’a parlé de Jetsunma pour la première fois, je me suis dit : “Je connais l’histoire de cette femme !” et j’ai commencé à chercher dans ma bibliothèque jusqu’à ce que je retrouve ce livre. Ce fut mon premier contact avec Jetsunma Tenzin Palmo. C’est pourquoi ce beau livre a une place spéciale dans mon cœur, et je choisis la plupart de mes questions en le citant. Finalement, rien n’est dû au hasard dans la vie et il m’a fallu tout ce temps pour réussir à la rencontrer. Ce lien entre nous, je le sens évoluer de plus en plus, et j’en suis très heureux.
Aujourd’hui nous allons terminer nos citations de ce beau livre pour commencer par un autre de Jetsunma intitulé : La vie quotidienne comme pratique méditative. Lorsque j’ai vu le deuxième livre pour la première fois, j’ai pensé simplement : “En fin de compte, si notre vie quotidienne n’est pas une sorte de sâdhana et de pratique méditative, notre méditation demeurera toujours une pratique incomplète”. Et le livre lui-même est venu confirmer cette idée. Pour moi, sa lecture a été non seulement un grand plaisir, mais aussi, et surtout, un dialogue profond avec Jetsunma, comme si je lui posais mes questions, et recevais ses réponses à travers les lignes de son livre. C’est pourquoi il m’a été si facile de préparer les questions de cette présente interview. J’espère qu’il sera facile à Jetsunma d’y répondre, et à tous ceux qui sont présents de suivre ce dialogue. Enfin avec le Dr Jacques Vigne, mon professeur, nous sommes tellement heureux que les gens assistent et suivent ces entretiens avec Jetsunma ! Ils m’écrivent pour me demander quand aura lieu la prochaine interview et ils disent que Jetsunma, d’abord par sa simple présence, et ensuite, par ses sages réponses, leur a été d’une grande aide dans leur vie, qu’elle ait été quotidienne ou spirituelle.
Lwiis : Bienvenue à nouveau, Le monde bouddhiste a perdu il y a quelques jours un grand maître, Thich Nhat Hanh. Vous l’avez cité tant de fois dans vos livres ! Pouvez-vous dire quelque chose sur lui ?
Tenzin Palmo : C’était un moine du Vietnam à l’époque de la guerre là-bas, dans laquelle les Américains furent très impliqués à la suite de la France. Il a rassemblé un groupe de gens, moines, moniales et laïcs, qui étaient neutres. Ils n’étaient pas d’un côté ou de l’autre, ils allaient dans les villages, essayant simplement d’aider les gens qui avaient été frappés par la guerre. De ce fait, ils étaient suspects aux yeux des deux camps. Personne ne voulait croire qu’ils essayaient simplement d’aider, qu’ils n’avaient pas d’agenda sous-jacent. Thich Nhat Hanh a ensuite été exilé du Vietnam par le gouvernement Viêt-Cong et il est venu en France. Il y a fondé une communauté appelée Le Village des Pruniers, en Dordogne.
Il s’agit d’une communauté de Vietnamiens et de Français, de moniales, de moines et de laïcs vivant ensemble, menant diverses activités sociales et, bien sûr, publiant des livres, etc. Il a voyagé dans le monde entier, je l’ai rencontré en Amérique. Son idée était, bien avant que cela ne devienne populaire, la pleine conscience et l’écologie, l’environnement et la façon dont nous sommes tous liés à cet environnement, ce qu’il appelait interbeing, l’inter-être. C’était bien des années avant que ce genre de choses ne devienne à la mode c’est pourquoi on l’appelle parfois le père de la pleine conscience. Il en a parlé, en particulier à propos de la respiration, de la marche consciente, etc. bien avant que cela ne se transforme en des pratiques en vogue. Il a passé toute sa vie à s’exprimer au sujet de la paix, de la résolution des conflits, de l’environnement. Il a eu hélas une attaque cérébrale, il s’en est remis mais pas au point de retrouver la parole et cette fois, il était assez âgé. Finalement, il a reçu la permission de retourner à cet endroit qui était vraiment dans son cœur, c’est alors il est reparti au Vietnam et a vécu dans son monastère là-bas dans la campagne. Je pense qu’il avait environ 95 ans quand il est décédé. Il a exercé une influence considérable non seulement sur le monde bouddhiste, mais aussi sur le monde entier des personnes sensibilisées à ces questions.
Lwiis : Nous reprenons nos questions de tout à l’heure, dans le contexte de la chasteté vous dites page 259 : « Il faut admettre que les relations affectives très intimes sont un facteur de dissipation évident ». Donc, vous conseillez d’éviter ce genre de relations même si elles n’affectent pas la chasteté et le célibat ?
TP : La plupart des grandes religions comme le bouddhisme, l’hindouisme et le christianisme mettent l’accent sur la chasteté, car le sexe demande beaucoup d’énergie émotionnelle et physique. Vous ne pouvez pas prétendre que ce n’est pas le cas, la nature a son propre agenda qui est bien sûr de propager l’espèce, c’est ce dont elle se soucie. Par conséquent, pour tous les animaux, et pas seulement les animaux humains, le sexe est très attirant et constitue une grande motivation, mais il demande beaucoup d’attention et, par conséquent, l’esprit descend automatiquement vers les chakras inférieurs. Si l’on essaie de mener une vie centrée sur la pureté, le calme et les pensées supérieures, il est évident qu’au moins une période de chasteté peut être très utile : elle aide à la fois sur le plan personnel et sur le plan relationnel, parce que l’on ne considère pas les autres comme des objets de désir, mais simplement comme des personnes qui veulent que vous soyez heureux et que vous-même vous voulez qu’ils soient heureux ; cela permet de garder une relation très propre, très claire, sans arrière-pensée, pour être amical et bienveillant. L’expérience des communautés de célibataires sont vécues également beaucoup plus aisément dans l’ensemble. Bien sûr, des personnes comme Thich Nhat Hanh avaient des communautés composées à la fois de moines, de moniales et de laïcs. Ces derniers, tant qu’ils étaient sur place, devaient être célibataires, mais la communauté était toujours mixte, tout le monde se considérait comme frères et sœurs. Les relations sont restées très agréables, amicales, ouvertes et non compliquées. Cela rendait la vie beaucoup plus simple, on peut dire cela de cette façon.
Pourtant, bien sûr, beaucoup des plus grands maîtres ont été mariés, ont eu des familles et étaient sans aucun doute de très grands êtres réalisés. Ainsi, ce n’est pas que le sexe soit une mauvaise chose, mais à un certain moment, il peut être très utile d’observer la chasteté. Cela commence dans l’esprit : ce n’est pas juste de garder la forme extérieure du célibat, alors qu’à l’intérieur, on entretient beaucoup de pensées sensuelles. L’esprit lui-même doit se détourner des relations avec les gens de cette manière, au moins pendant un certain temps. Cela donne une liberté d’esprit, cela laisse l’esprit ouvert et spacieux. Pas pour toute la vie, mais pour un temps, cela peut être très utile, surtout si vous êtes engagé dans une retraite spirituelle.
Lwiis : Par ces questions sexuelles, nous gaspillons par trop l’attention et l’énergie…
TP : Bien sûr que vous le faites, votre attention se porte sur le milieu de votre corps et en dessous, sous le nombril. Nous devons reconnaître que tant de problèmes dans ce monde sont causés par les gens qui cèdent à cette impulsion, surtout du côté des hommes ! Toutes ces prostituées, tous ces millions de prostituées, à quoi servent-elles ? Tous les viols, toutes les violences sexuelles sont dus au fait que les gens sont soumis au contrôle de ces pulsions inférieures, qu’ils ne les contrôlent pas. Même si quelqu’un est marié, il a besoin de se contrôler, ce qui revient à éviter d’être contrôlé.
Lwiis : Qu’entendez-vous par une relation qui est très propre ?
TP : Bien sûr, les couples sont ensemble, et ils ont une intimité sexuelle, ce qui est une partie importante de leur relation, mais cela ne devrait pas dominer celle-ci, cela devrait être une expression d’amour et d’attention et pas purement de la luxure. Tant de gens confondent la luxure avec l’amour ! Mais ce n’est pas du tout la même chose !
Lwiis : Lorsque nous regardons les maîtres réalisés dans le monde, ils sont pour la plupart célibataires, est-ce dû à cela ?
TP : La plupart d’entre eux sont célibataires mais pas tous : par exemple, comme je l’ai dit, dans le bouddhisme tibétain beaucoup des plus grands lamas sont mariés, ont des familles. Leurs enfants perpétuent aussi la lignée, l’abstention sexuelle n’est donc pas une condition sine qua non : Dire “Si tu n’es pas célibataire, tu n’es pas spirituel”, c’est du n’importe quoi ! Toutefois, qui est aux commandes ? Voilà la vraie question !
Lwiis : A propos de la colère, vous dites : ” la colère est la colère, et nous l’utilisons pour justifier les émotions négatives, nous avons tous cette énorme réservoir de colère en nous et chaque fois que nous l’utilisons, cela ne fait que jeter de l’huile sur le feu ” (p. 252).
Ma question est la suivante : la plupart du temps, nous ne pouvons pas contrôler notre colère à cause précisément de cet énorme réservoir, alors comment pouvons-nous la réduire progressivement ? En nous mettant en colère, augmentons-nous ledit réservoir, et qu’en est-il de ce que nous pourrions appeler une colère juste, ou une colère pour une cause juste ?
TP : Allez donc, Lwiis, voilà un énorme sujet, n’est-ce pas ? Nous pourrions en parler pendant des heures et des heures, écrire des livres d’une bonne épaisseur, juste sur la façon de surmonter la colère … Une grande partie du dharma de Bouddha, une grande partie du bouddhisme concerne la façon de gérer nos émotions négatives et en particulier la colère. C’est une chose pour laquelle il existe de nombreuses approches, de nombreux modes de gestion différents. Mais, en gros, il faut d’abord reconnaître que la colère est là et l’accepter tout de suite : “Je suis en colère”. Ne faites pas semblant qu’elle ne soit pas là, elle est là en ce moment : quelque chose me contrarie, m’ennuie, je suis en colère, alors ne cédons pas à des sentiments tels que : “J’ai raison d’être en colère, c’est juste, je dois être en colère”. Cela ne fait que créer plus de problèmes, plus de colère qui remonte, et tout le monde se dispute, ou est en colère et contrarié. Ensuite, tous produisent un très mauvais karma, parce qu’ils disent des choses mauvaises et font des choses mauvaises, se crient dessus ou peuvent même être agressifs physiquement. Au lieu de cela, nous pouvons par exemple, dire : « Nous ne pouvons pas pratiquer cette qualité très importante qu’est la tolérance si nous n’avons rien qui nous mette en colère. » Ainsi, au lieu de nous énerver contre la personne qui nous met en colère, nous devons lui être reconnaissants car elle nous aide à cultiver cette qualité très importante qu’est la patience. Honnêtement et en vérité, la juste colère n’est généralement qu’une excuse pour évacuer cette émotion: nous pouvons toujours trouver quelque chose pour être en colère, nous pouvons toujours trouver quelque chose pour être contrariés, ainsi, toute cette réaction n’est qu’un dérivatif pour la colère qui est déjà dans notre cœur.
Le problème est que, si nous abordons la difficulté avec colère, lorsque nous disons : “J’ai raison, tu as tort”, alors il n’y a pas de dialogue, cela ne fait que provoquer plus de conflits, comme nous le savons tous, et cela produit de l’agression. Cela fait naître la colère chez les autres. Si nous sommes irrités, même si nous avons raison ou tort, qui sait, cela ne fait que créer plus de colère, cela devient un cycle. C’est pourquoi, honnêtement, il vaut mieux faire face à l’injustice en faisant preuve de compassion. La compassion peut être très forte, la compassion n’est pas toujours faible et douce, elle peut aussi être assez courroucée, mais elle n’est pas fondée sur la colère, elle l’est sur le fait de voir le problème et d’essayer de trouver une véritable solution qui inclut l’autre en même temps que nous-mêmes.
Lwiis : Mais comment réduire cette énorme réserve de colère en nous ?
TP : Regardez-la, faites-la ressortir intérieurement ! Dites-lui : “Bonjour, colère, quel est ton problème, pourquoi es-tu en colère ?” En effet, certaines personnes, pour n’importe quoi, s’enflamment tout simplement, alors que pour d’autres personnes, il en faut vraiment beaucoup pour se mettre en colère. Encore une fois, certaines personnes sont contrariées par n’importe quoi et la raison en est la colère qui est en eux. Souvent, les gens sont en colère contre nous parce que dans leur cœur, ils sont en colère contre eux-mêmes, ils ne sont pas en paix. Si nous sommes en paix, mes amis, à l’aise avec nous-mêmes, il faut beaucoup de choses pour nous mettre en colère contre d’autres personnes ; mais si nous ne sommes pas à l’aise en nous-mêmes, si nous ne sommes pas vraiment satisfaits de nous-mêmes, si nous sommes très critiques envers nous-mêmes, si nous sommes tendus en nous-mêmes, alors n’importe quoi va déclencher notre colère, et elle va s’enflammer. Ainsi, envoyez de l’amour bienveillant à vous-même, et envoyez de l’amour bienveillant à la colère elle-même, au lieu de la supprimer ou d’essayer de l’éviter. Faites-la remonter, regardez-la et dites-lui : “Oh, colère, je suis désolé, puisses-tu être bien et heureuse, quel est ton problème ?”, et écoutez ce qu’elle essaie de vous dire, quelle est la source de ce problème à cause duquel, encore et encore et encore, nous nous irritons et nous nous fâchons. La vraie raison, c’est que la colère est à l’intérieur, elle ne sort pas de quelque part en dehors de nous ! Ce n’est pas la faute des autres personnes ou situations, il y aura toujours quelque chose à l’extérieur pouvant sembler justifier notre rage. Pourtant, la façon dont nous réagissons à ce qui se passe à l’extérieur vient de l’intérieur de nous-mêmes.
Par conséquent, nous devons devenir amis avec ce qui se passe à l’intérieur de nous, et vraiment l’écouter et le regarder. Observer la colère quand elle surgit, vraiment la considérer clairement. C’est alors que nous pouvons voir qu’il ne s’agit pas de quelque chose de solide et de consistant ; au contraire, c’est quelque chose de très ouvert et spacieux. En fait, dans la terminologie bouddhiste, c’est vide.
Lwiis : Pourtant, bien souvent, nous essayons vraiment d’éviter la colère, mais nous n’y parvenons pas, pourquoi en est-il ainsi ?
TP : Parce que nous ne sommes pas dans la pratique, nous ne sommes pas aux commandes de notre esprit. C’est là tout le problème ! La convoitise surgit, la colère surgit, la jalousie surgit, l’orgueil surgit, mais qui donc est aux commandes ? Il y a notre esprit et nous sommes ses esclaves, nous ne contrôlons rien. C’est un problème pour tout le monde, ce fait que nous soyons complètement asservis par les émotions négatives de notre propre esprit. Quelle tristesse ! Par conséquent, il est tellement important d’apprendre à apprivoiser l’esprit ! L’apprivoiser dans le sens de le rendre calme, paisible, et d’être capable de le voir clairement. Allez-y pas à pas, cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais c’est l’un des objectifs de la pratique de la méditation, pas le seul, mais un objectif important : comment surmonter le négatif et le transformer en positif, non pas en le supprimant, non pas en le niant, mais en travaillant avec lui.
Lwiis : Dernière question sur la colère : dans la Bhagavad-Gita, on relie la sexualité et la colère en utilisant le mot de kama-krodha : qu’en pensez-vous ?
TP : Oui, ce sont les deux côtés de cette polarité vraiment fondamentale du désir – plaisir d’un côté et douleur de l’autre. Pour tout ce que nous expérimentons par nos sens, nous avons une réaction d’attraction ou de répulsion. Nous sommes attirés : « J’aime ça, je le veux, je le désire »… ou au contraire : « Je n’aime pas ça, c’est mauvais, enlevez-le ! » ce qui représente de l’aversion ou de la colère : donc, c’est comme le revers de la même médaille maintenue ensemble par l’ego, qui lui-même correspond à l’ignorance.
Lwiis : Pensez-vous que, si nous ne maîtrisons pas notre désir sexuel, nous ne pouvons pas maîtriser notre colère ?
TP : Il est très clair que certaines personnes peuvent être célibataires et très en colère, d’autres peuvent être très en colère mais ne pas avoir beaucoup de désirs sexuels, je veux dire que des personnes différentes ont des plaisirs différents, ou des émotions perturbatrices diverses, l’une est moins forte, une autre très forte, mais l’important est de les voir toutes quand elles remontent, et de les traiter.
Nous devons être le maître de notre esprit au lieu d’en être, comme je viens de le dire, les esclaves. La raison de notre situation, c’est que nous sommes les esclaves de l’ego et que l’ego est ignorant. Il n’est pas de notre côté, il veut juste croire qu’il existe. Donc, plus nous ressentons fortement ces émotions conflictuelles, plus le sens du “je” est puissant. Inversement, lorsque le sentiment du “je” commence à se dissoudre et à fondre, de même, notre désir et notre colère fondent également. Tout est ficelé ensemble par ce sentiment du “Moi”.
Lwiis : Vous avez dit : “Les gens et surtout la famille sont blessés si vous ne leur montrez pas votre attachement. Mais c’est parce que nous continuons à confondre amour et attachement”. (p. 265). Ma question est la suivante : c’est en réalité une expérience quotidienne, on se fait reprocher toutes sortes de choses, on est traité d’importun etc. si on ne montre pas d’attachement aux membres de sa famille. Comment sépare-t-on l’amour de l’attachement, et cette séparation nécessite-t-elle un niveau spirituel élevé ?
TP : Habituellement, je résume la situation en disant que l’attachement affirme : “Je t’aime et je veux que tu me rendes heureux” et l’amour véritable dit : “Je t’aime et je veux que tu sois heureux”. Cela ne m’inclura peut-être pas moi-même, mais si vous aimez vraiment le bonheur de l’autre, c’est ce qui compte, que cela m’inclue ou non. C’est ainsi que ça se passe ! C’est donc une très grande différence : l’attachement saisit et s’accroche, il veut s’accrocher et faire de cette personne la mienne, que ce soit votre partenaire, vos enfants ou qui que ce soit, ils sont à moi : ils m’appartiennent parce que je les aime ! Mais ce n’est pas le véritable amour, c’est juste de l’attachement. D’un autre côté, il est très difficile de ne pas être attaché au sein de la famille, mais cela ne signifie pas que nous devions être froids et distants. Nous devons avoir de la gentillesse et de la compassion, de l’affection, de la sollicitude. Toutes ces choses sont bien sûr extrêmement importantes, l’amour bienveillant est tout à fait essentiel pour tous les êtres, et en particulier pour votre famille. Mais cela ne signifie pas s’agripper, ce n’est pas saisir, ce n’est pas vouloir que les gens soient ce que vous voulez qu’ils soient ! Il s’agit de leur permettre d’être ce qu’ils sont.
Voilà toute la différence, nous les tenons très légèrement, vous savez comme un poussin d’un jour, très doucement : si vous faites comme ça avec un petit poussin, c’est bien, mais si nous faisons en sorte de lui manifester que “tu es mon poulet” et l’écrasons … alors, il n’y a plus de poulet ! De cette façon, c’est ce qui se passe dans les relations entre les gens, ils essaient de saisir et de posséder l’autre. Notre amour pour les autres ne doit pas être collant, il devrait être “antiadhésif”, comme une poêle à frire en téflon : elle fait bien cuire les aliments, mais elle ne s’attache à rien.
Ainsi, le “non-attachement” est une qualité spirituelle, cela signifie que nous ne nous accrochons pas aux choses ou aux situations. Le Bouddha lui-même a dit que c’était l’esprit de saisie et d’attachement qui engendrait la souffrance. C’est très vrai, parce que nous voulons tout saisir, et nous pensons que si nous nous agrippons aux choses, cela nous donnera de la sécurité. Au contraire, c’est très peu sûr, car nous sommes certains de perdre… Toutes les rencontres se finissent en séparation.
Plus on serre fort, plus c’est douloureux. Plus nous tenons doucement, plus nous permettons aux choses d’arriver. L’amour et l’attachement sont donc très différents, mais le Bouddha a néanmoins décrit l’amour bienveillant, metta, comme le sentiment d’une mère pour son enfant unique. Ainsi, il ne dit pas de ne pas aimer, mais d’aimer d’une manière qui ne s’attache pas.
Lwiis : Par cette formule, vous voulez dire : “Je t’aime et je veux que tu me rendes heureux”. Alors, l’amour est-il un attachement égoïste ?
TP : C’est de l’attachement égoïste, c’est penser à moi, “J’ai besoin de toi parce que tu me rends heureux ! Donc, tout tourne autour de moi, et donc tu dois faire ce que je veux que tu fasses, pour que tu me rendes heureux”… mais ce n’est pas de l’amour !
Lwiis : L’attachement n’est qu’une sorte d’ego….
TP : Évidemment…
Lwiis : N’est-ce pas une sorte d’amour selon vous ?
TP : Non, ce n’est pas l’amour véritable, l’amour véritable c’est de penser au bonheur des autres, et notre bonheur vient de leur bonheur. Il ne s’agit pas qu’ils me rendent heureux, il s’agit que je les rende heureux.
Lwiis : Mais toutes nos mères avaient beaucoup d’attachement dans leur amour…
TP : Oui, et c’est alors qu’elles ont souffert. L’idée est que la mère aime son enfant plus que sa propre personne. Si l’enfant était malade, la mère se réjouirait d’avoir cette maladie et que l’enfant en soit libéré. C’est ce que le Bouddha a voulu dire en prenant comme analogie de metta, la bienveillance, ce genre d’amour désintéressé qu’une mère ressent pour son enfant : l’enfant est plus important que sa propre personne.
Lwiis : Comment séparer dans notre vie quotidienne l’attachement et l’amour ?
TP : Observez-les ! Observez-les ! Allez Lwiis, ce que nous faisons, c’est d’essayer de regarder l’esprit et de voir quand les sentiments négatifs surgissent, de les reconnaître et de travailler avec eux, c’est de cela dont il s’agit. Je veux dire que, d’un instant à l’autre, nous pensons, mais normalement, nous ne sommes même pas conscients de ce que nous pensons, nous sommes simplement emportés par nos pensées. Ainsi, la pratique consiste à développer la conscience, de sorte que nous devenions conscients de ce qui se passe dans notre esprit, et lorsque ces sentiments négatifs surgissent, que nous les reconnaissions, que nous les nommions pour ce qu’ils sont, puis que nous disions : “D’accord, c’est l’occasion d’essayer de les transformer en quelque chose de positif”.
Néanmoins, si nous ne regardons pas ce qui se passe dans notre esprit, alors nous sommes simplement emportés par le fleuve des pensées. Et avant même de savoir où nous en sommes, nous disons et faisons toutes sortes de choses maladroites, car, comme vous le savez, tout est gouverné par l’esprit. C’est une pratique que vous connaissez très bien. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, nous devons y travailler, encore et encore. Toutefois, la première chose importante est de reconnaître quand ces sentiments viennent à l’esprit, de ne pas simplement les laisser se produire, mais de les reconnaître et de réfléchir à la manière de les gérer avec habileté.
Lwiis : Je me souviens que mon maître me disait toujours que c’est seulement dans cette relation entre maître et disciple que nous trouvons l’amour sans attachement…
TP : Peut-être bien, nous l’espérons ! Cependant, encore une fois, de nombreux étudiants veulent que le lama ou le gourou les remarque et pense qu’il y a quelque chose de spécial en eux. J’espère que le maître lui-même est au-delà de tout cela, qu’il peut simplement voir les étudiants tels qu’ils sont et les aider à surmonter leurs problèmes particuliers. Du point de vue de l’étudiant, ce dont il a besoin, c’est d’une dévotion ouverte, sans vouloir devenir quelque chose de spécial aux yeux du maître.
Lwiis : Vous donnez, à la fin de votre livre, le témoignage suivant : ” Les maîtres que j’ai rencontrés, y compris le Dalaï-lama, m’ont dit que la vie contemplative est la chose la plus importante à suivre dans cette vie ” (p. 267).
Peut-on mener une vie contemplative dans le monde, ou faut-il se retirer et rentrer dans une retraite spirituelle pour le faire ?
TP : Il est évident qu’il est très utile d’entreprendre des retraites spirituelles, où l’on accorde toute son attention à son monde intérieur, sans se laisser entraîner par les échanges sociaux extérieurs. Il n’y a aucun doute là-dessus. Ainsi, même un week-end ou une semaine peuvent être très féconds pour avoir l’espace et le temps d’aller à l’intérieur sans être distrait par les circonstances extérieures. C’est comme toute compétence, si vous voulez vraiment maîtriser un instrument ou un sport, vous devez vous y consacrer. Vous ne pouvez pas vous contenter de pratiquer une demi-heure de temps à autre car en ce cas, vous ne deviendrez jamais un maître de musique ou de quoi que ce soit d’autre. Vous devez vous consacrer complètement à cela. C’est encore plus vrai pour l’esprit qui essaie de transformer l’esprit ! C’est la tâche la plus difficile que nous puissions effectuer, nous devons y consacrer du temps et de l’attention. C’est nécessaire si vous voulez vraiment accomplir quelque chose. C’est pourquoi il est très utile, même dans la vie de tous les jours, de prendre du temps le matin, tôt, quand nous nous levons, même 20 minutes, une demi-heure ou une heure, pour aller à l’intérieur et faire notre propre pratique spirituelle.
Cela donne le ton pour le reste de la journée, et nous sert de rappel, car nous prenons un engagement : “Comment allons-nous utiliser le reste de la journée, allons-nous en faire notre pratique spirituelle, en examinant l’esprit, en étant plus attentif, plus conscient, en ayant le cœur ouvert et en étant aimable avec tous ceux que nous rencontrons, en cultivant des qualités comme la générosité et la patience, et toutes ces autres qualités spirituelles qui ont, en fait, besoin des autres pour être pratiquées ? Si c’est le cas, nous serons reconnaissants même lorsque les gens nous ennuient, parce qu’ils nous aident à exercer la patience. Lorsque les gens sont très importuns, ils nous donnent alors l’occasion d’être généreux et ainsi de suite… De cette façon, tout est chance pour nous de pratiquer, mais l’exercice le plus important est d’avoir cette conscience aimante tout au long de la journée, autant que possible ! Notre vie quotidienne devient alors notre pratique spirituelle. Néanmoins, il est toujours bon de faire quelques retraites de temps en temps, même si ce n’est que quelques jours, pour aller à la rencontre de nos énergies, pour se reconnecter.
Lwiis : Nous allons commencer par votre deuxième livre, c’est un très beau livre Reflections on a Mountain Lake….” [Le titre français est Pratique de la méditation dans la vie quotidienne, aux éditions Dervy]. Pouvez-vous nous dire en bref comment vous avez écrit ce livre ?
TP : Comme tous mes livres, il s’agit d’une collection de conférences que j’ai données au fil des ans, qui ont ensuite été transcrites, éditées et assemblées. Donc, aucun de mes livres n’a jamais été écrit par moi, décidant de m’asseoir derrière une table et de rédiger…
Lwiis : Les gens prennent des notes…
TP : C’est un enregistrement comme maintenant et puis c’est transcrit. Ensuite quelqu’un m’envoie la transcription, et parce que j’ai eu tendance à faire du bla bla bla, bla bla bla… je les édite pour que cela fasse une meilleure lecture, et puis un éditeur professionnel aussi va finalement procéder à une dernière révision.
Lwiis : Ainsi, nous pouvons avoir un très beau style, qui est si facile et en même temps si profond. Cela touche d’abord le cœur avant toute autre chose.
TP : Merci, Lwiis ! Donc, tous ces livres sont simplement fondés sur des conférences que j’ai données au fil des ans en divers lieux.
Lwiis : Ma première question à propos de citations de ce livre :
Vous dites : “Ma mère était spirite. Nous tenions des séances où l’on voyait les tables voler dans la pièce… Je suis très reconnaissante d’avoir grandi dans un tel environnement, car grâce à elle, j’ai cru très tôt à la continuité de la conscience après la mort” (p.13).
Ma question : J’ai un vrai problème avec mes étudiants lorsque je leur enseigne le bouddhisme. Ils me demandent : ” S’il n’y a pas d’Atman selon la croyance bouddhiste, comme c’est le cas dans l’hindouisme, qu’est-ce qui se réincarne dans la prochaine vie ? “. Vous parlez ici de la continuité de la conscience après la mort, n’est-ce pas l’âme ? Qu’est-ce que c’est donc qui se réincarne ?
TP : Selon le bouddhisme, ce qui se réincarne, c’est la conscience, mais celle-ci est comme une rivière, ce n’est pas quelque chose de statique et de séparé, mais quelque chose qui, d’instant en instant, change : donc, ce n’est pas quelque chose qui est stoppé par un barrage. C’est un flux constant et, au moment où la conscience quitte cette vie, elle entre dans l’état intermédiaire la séparant de la prochaine vie. Ainsi, ce que le bouddhisme nie lorsqu’il parle de l’atman ou de l’absence d’atman, c’est l’idée d’un moi statique immuable qui nous sépare de toutes les autres personnes, c’est-à-dire une collection de moi statiques qui ne changent pas. Donc, c’est ce sens de l’ego qui n’est pas la réalité ultime, qui est remis en cause. Evidemment, dans le bouddhisme, il existe une conscience primordiale, la conscience ‘nirvanique’, cette conscience qui nous relie à tout. Si je me rencontrais dans ma vie passée, je ne saurais pas qui est cette personne, pas plus que dans ma vie future, je ne saurai pas non plus qui est cette personne, ce n’est pas moi qui passe d’une vie à l’autre, ce sont juste cette conscience et les connexions karmiques.
Même les neuroscientifiques disent que, de l’enfance à la vieillesse, la personnalité change complètement, en seulement une seule vie ! Maintenant, ils découvrent que c’est vrai, nous ne sommes pas du tout ce que nous étions au début, parce que “d’instant en instant”, nous changeons. Néanmoins, il y a bien sûr ce qu’on peut appeler la conscience primordiale derrière tout ça, mais cela ne nous sépare pas de ce qui nous relie : c’est notre ego qui nous fait croire que nous sommes quelque chose de séparé, avec un moi derrière tout cela, mais si on cherche le moi, le je, où le trouve-t-on ? Nous ne pouvons pas le découvrir, c’est comme un oignon, vous continuez à l’éplucher, couche après couche, en pensant à chaque fois que c’est moi, mais ce n’est pas le cas !
Cependant, en même temps, cette conscience primordiale est si proche de nous que nous ne la reconnaissons pas. On dit qu’elle est comme les cils, trop près des yeux, on ne peut pas la voir !
Lwiis : Dans le même contexte, de ce livre, vous dites, page 53 : ” Ce moi, Tenzin Palmo, ne reviendra pas dans la prochaine vie, quelque chose d’autre sera là, mais le courant de conscience et cette énergie en feront partie “.
Ma question : est-ce l’ego qui meurt et ne revient pas ? Et quel est ce “quelque chose d’autre” dont vous parlez ?
TP : Eh bien, c’est l’ego qui continue, d’une certaine façon, et la vie suivante, c’est-à-dire maintenant, nous nous identifions de nouveau à toutes les mauvaises choses, c’est là le problème ! Nous nous identifions tous à notre corps, nous pensons que c’est moi, nous nous regardons dans le miroir et nous pensons que c’est moi, s’il y a une photo de groupe, nous cherchons immédiatement “Où suis-je ? Où suis-je”, en essayant de reconnaître notre corps. Par conséquent, les gens ont également peur de la mort parce que le corps meurt, et ils pensent “je vais mourir” ! Notre sens de l’ego est très impliqué dans le corps. Quand le corps disparaît et que la conscience continue, elle prend un autre corps. On dit que ce corps est comme une chambre d’hôtel, il ne nous appartient pas. Ensuite, nous allons dans un autre hôtel, c’est là le problème. Lorsque nous sommes dans la chambre d’hôtel suivante, nous pensons que c’est moi, nous nous identifions au corps, puis nous nous identifions à nos pensées, et à nos sentiments, à nos souvenirs, à nos soucis, à nos angoisses, à nos émotions : “Tout ça, c’est moi, je pense ceci, je pense cela, je crois ceci, selon moi, et blablabla…” Nous croyons nos pensées, et encore une fois nous pensons que c’est ce que je suis : “Je suis une personne en colère, je suis une personne heureuse, j’ai toujours été comme ça”… et encore une fois, nous nous identifions. A chaque fois, nous passons à côté de l’essentiel, car nous ne sommes pas quelqu’un, et nous ne sommes pas nos pensées, ni nos sentiments, ni nos croyances, qui changent dans le temps. En fait, nos pensées se modifient d’instant en instant, elles sont la rivière : nous regardons la rivière, nous la voyons et nous disons, « oh, c’est une rivière ! » Notre problème est donc toujours que nous nous identifions à toutes les mauvaises choses et que nous ne reconnaissons pas la vraie nature de l’esprit, qui n’a rien à voir avec le “je”. C’est lorsque le “je” se dissout complètement que l’esprit s’ouvre à un éveil beaucoup plus vaste. C’est pourquoi le Bouddha est appelé buddha, signifiant “éveiller”. En ce moment, nous sommes tous en train de rêver notre rêve, et ce que nous devons faire, c’est de nous réveiller à un niveau de conscience totalement différent de celui auquel nous sommes habitués.
Lwiis : Quand vous dites “Ce Moi, Tenzin Palmo, ne reviendra pas”, alors, qui est Tenzin Palmo ? Est-ce seulement “je”, un ego ?
TP : C’est l’ego, qui change d’instant en instant. Par conséquent, dans la prochaine vie, qui sait, le “je” pourrait être d’un sexe différent, je veux dire, le “je” pourrait ne pas être humain, vous pourriez revenir sous n’importe quelle forme, donc dans cette période intermédiaire, j’ai saisi l’idée d’un ego à la racine du problème. Il y a moi et puis il y a tous les autres qui ne sont pas moi. Si nous avons tous nos attachements, toutes nos haines, notre orgueil, notre jalousie et nos peurs… c’est parce que nous nous identifions aux mauvais objets, ainsi, nous devons tous nous réveiller ! Et réaliser que ce n’était qu’un très mauvais rêve…
Lwiis : Mais quand nous sommes libérés, est-ce que nous perdons cette identité de Tenzin Palmo, ou de Jacques Vigne, ou de Lwiis ? Est-ce que nous perdons toutes ces identités ?
TP : Non, le Bouddha lui-même a dit “je” pour utiliser le langage conceptuel habituel, il a dit : “Je me souviens du moment où j’étais un prince vivant dans le palais“, exactement comme cela. Mais il a dit aussi qu’il n’en était pas dupe, et c’est là toute la différence : nous en sommes dupes, nous pensons que c’est vrai, alors que si nous le reconnaissons simplement comme une vérité relative, qui existe, bien sûr, ce sera beaucoup mieux : en fait, ce n’est pas la vérité ultime, et ce que nous essayons de découvrir, c’est ce qui est vrai en définitive.
Lwiis : Le Bouddha lui-même existe-t-il encore, est-il toujours là, ou n’est-il qu’une partie de l’intelligence globale et cosmique ?
TP : Je pense que la nature du Bouddha, l’esprit du Bouddha est au-delà de la pensée, mais qu’il doit être aussi une intelligence et un amour omniprésents. Toutefois, vous ne pouvez pas dire qu’il existe ou qu’il n’existe pas, il est au-delà de l’existence et de la non-existence. Cet état représente la nature de l’esprit. Je veux dire que l’esprit du Bouddha est notre esprit, mais nous ne le reconnaissons pas. Ce n’est pas que le Bouddha ait été unique, il a simplement montré quelle est notre vraie nature.
Lwiis : Quand j’enseigne le bouddhisme, mes étudiants me posent cette simple question :
“Bouddha est-il toujours là ? Peut-il même nous entendre, être conscient de nous ?
TP : Il n’est pas un dieu. Nous n’essayons pas d’en faire une divinité, mais la nature entière de la réalité est amour et intelligence, et à cela, nous pouvons nous relier ; certes, pas en tant que personne, parce que nous sommes passés à ce moment-là au-delà la personnalité. Nous avons affaire à la nature ultime de ce qui est, et c’est la lumière, l’amour et l’intelligence, qui, si nous y ouvrons notre cœur, correspond aussi à notre propre nature. Le Bouddha n’est pas quelque chose d’extérieur qui nous accorderait des faveurs, du genre :” S’il vous plaît, Bouddha, est-ce que je peux réussir mon examen la semaine prochaine ? “. Cela ne marche pas comme ça ! Vous réussirez vos examens la semaine prochaine si vous étudiez dur cette semaine !
Lwiis : Dans le même contexte, vous dites à la page 30 : “Je pense à la mort tous les jours, la conscience de la mort donne beaucoup de sens à la vie”.
Ma question est la suivante : normalement, les gens évitent de penser à la mort, cela leur fait peur et les rend malheureux. Alors comment pouvons-nous surmonter cet obstacle, nous lier d’amitié avec la mort ?
TP : Comme je l’ai dit, l’un des problèmes est que nous nous identifions au corps. C’est le cas surtout aujourd’hui, en particulier avec les occidentaux. En raison de leur vision scientifique très matérialiste, ils supposent que, lorsque le corps meurt : ils sont morts et c’est tout, un grand trou noir. Alors, bien sûr, ils sont effrayés ! Ils ne croient pas que quelque chose se poursuit, que c’est juste un corps qui est laissé par derrière. De plus, souvent, il s’agit d’un corps malade et vous serez très heureux de vous en débarrasser… Dans ce contexte, ce que nous devons vraiment faire, c’est reconnaître que la mort est notre amie, ce n’est pas une ennemie. Pourtant, le dieu hindou et bouddhiste, Yama, est considéré comme très courroucé, mais nous devons donc devenir amis avec lui et avec la mort. Cela fait partie d’un processus naturel : nous naissons, nous vivons un certain temps, nous mourons, puis nous sommes recyclés encore et encore et encore. La mort est une passerelle vers une autre réalité, ce n’est pas la fin. Les personnes qui ont vécu une expérience de mort imminente en général relatent à quel point c’était merveilleux, fantastique, et comment cela a complètement changé leur attitude envers la vie lorsqu’elles sont revenues. La vie avait un sens complètement différent de ce qu’ils pensaient qu’elle était avant, à savoir devenir riche, faire de la promotion et accumuler des objets. Maintenant, ils se rendent compte qu’il y a beaucoup plus que cela dans la vie, notamment le fait d’aller vers les autres, de les aider et de donner un sens à la vie. Ainsi, ils sont tous devenus, d’une certaine manière, plus spirituels et plus bienveillants.
J’ai failli mourir lorsque j’étais une jeune enfant : ma robe avait brûlé, j’avais pris feu et de grandes parties de ma peau ont été endommagées en profondeur. A cette époque, j’ai eu une expérience de sortie du corps : j’étais en haut et je regardais mon petit corps en bas. J’étais entourée de tous ces êtres de lumière, je ne pouvais pas les voir mais il y avait de la lumière et dans la lumière il y avait ces êtres qui disaient : “Viens avec nous, viens avec nous” et j’ai pensé : “oh je vais mourir, ce sera intéressant, voyons comment c’est”… Je voulais vraiment aller avec ces êtres de lumière, parce qu’ils étaient tous si aimants. Je regardais mon petit corps en bas, tout brûlé, et je ne voulais pas y retourner, je voulais aller avec ces êtres de lumière.
Je pense qu’il est très important que les gens réalisent que, dans l’ensemble, la mort est une très belle expérience, ce n’est pas quelque chose dont il faille avoir peur.
Lwiis : Quel a été l’impact de cette expérience de mort imminente que vous avez vécue ?
TP : Il n’a pas été si fort que cela parce que j’étais une enfant. Comme je l’ai dit, ma mère suivait de toute façon le spiritisme, ainsi, nous avions des séances chaque semaine à la maison. Cela m’a simplement fait réaliser que la mort n’est pas quelque chose d’effrayant – je n’en ai jamais eu peur. À d’autres moments de mon existence, quand je pensais que j’allais mourir, mes ressentis étaient plutôt de curiosité que de peur. Je ne pensais pas qu’il fallait beaucoup craindre la mort. De plus, comme je l’ai dit, nous devons apprendre à devenir amis avec la mort, et ne pas la voir comme une ennemie.
Lwiis : C’est difficile d’en parler aux gens, parce que pour eux, toujours, la mort est le plus grand ennemi qui soit, ils en ont peur…
TP : Oui, mais il n’y a aucune raison à cela, c’est le point, et je pense qu’ils devraient lire des livres sur les expériences de mort imminente, comme celui de Raymond Moody ou ce genre d’auteur, juste pour se rassurer. En général, lorsque les gens sont sur le point de mourir, et qu’ils sont amenés ensuite à revenir, c’est l’expérience la plus puissante de toute leur existence. Cela transforme complètement leur attitude générale sur ce qu’est la vie. Il ne s’agit pas seulement de mourir, mais de vivre une vie qui ait un sens, qui ait un but et qui soit bénéfique, non seulement pour soi, mais aussi pour les autres ainsi que pour le monde entier.
Lwiis : dans l’hindouisme, on appelle la mort mahasamadhi, cela signifie transcendance, littéralement « la grande absorption ».
Est-ce bien une véritable expérience de transcendance ?
TP : Pour la bonne raison que les Tibétains sont très intéressés par la mort, ils font beaucoup de pratiques pour simuler le processus du trépas, le processus de mort mentale de la conscience, où différents types de celle-ci sont réabsorbés l’un dans l’autre. Au moment de la mort, ils entrent en samadhi et restent tels quels ! Leur cerveau est mort, leur corps est mort, mais il y a une chaleur dans le chakra du cœur, et ils demeurent en méditation pendant des heures, souvent des jours, parfois des semaines. Le corps, alors, devient très beau, il n’y a pas de signe de rigor mortis, il n’entre pas dans une rigidité cadavérique, il ne se décompose pas, il devient souvent très jeune, si les pratiquants restent suffisamment longtemps dans cet état sur l’on appelle tugdam. Ainsi, les Tibétains considèrent la mort comme une chance extrêmement importante pour reconnaître la nature primordiale de l’esprit, la “nature claire et lumineuse de l’esprit”, dans toute son ouverture. On l’appelle la luminosité-Mère. Notre vie durant, nous connaissons la luminosité-enfant, mais au moment de la mort, parce qu’il n’y a plus d’obstacles physiques, alors la pleine gloire de notre conscience primordiale brille comme le lever du soleil. C’est ce qu’on appelle la luminosité-Mère. Si nous pouvons reconnaître cela et nous en imprégner, alors nous sommes instantanément libérés.
Lwiis : Dans le christianisme, le corps des saints, après la mort, reste intact, non modifié pendant une longue période…
TP : Cela signifie qu’une conscience extrêmement subtile, la nature claire et lumineuse de l’esprit, à la fin, reste là : normalement, lorsque nous faisons face à la nature claire et lumineuse de l’esprit au moment de la mort, nous ne savons pas ce que c’est et nous ne pouvons pas aller vers le haut, et donc nous retournons dans l’état intermédiaire, le bardo. Cependant, si nous sommes habitués à voir cet état durant notre vie, si nous sommes habitués à voir la conscience primordiale, alors, quand elle apparaîtra dans toute sa gloire au moment de la mort, nous fusionnerons avec elle, notre conscience elle-même fusionnera avec elle et donc elle demeurera là, c’est pourquoi le chakra du cœur restera chaud. En effet, la conscience très subtile est encore là, elle n’a pas encore quitté le corps.
Lwiis : Dernière question sur la mort : quelle est la différence entre la mort d’une personne normale et la mort d’une personne avancée ou même réalisée ?
TP : Je vous l’ai dit, si vous êtes vraiment libéré, alors, au moment de la mort, vous reconnaîtrez la nature primordiale de l’esprit, dans toute sa plénitude et serez capable de ne faire qu’un avec lui. De cette façon, vous n’entrez dans aucun état intermédiaire, vous êtes responsable de la direction que prend votre conscience. Les gens ordinaires comme nous simplement renaissent, qui sait où et quand, et nous croyons que toutes les projections de l’esprit sont bien réelles, ce qui nous rend généralement très confus. Cependant, un être réalisé reconnaît que tout ceci n’est qu’un jeu de l’esprit et, par conséquent, il garde le contrôle. C’est pourquoi la tradition tibétaine a des tulkus, des lamas réincarnés. Ces derniers choisissent quelle sera leur famille, et où ils vont renaître.
Ainsi, dans le système tibétain, ils décident de l’endroit où ils auront leur prochaine renaissance, c’est pourquoi vous avez, par exemple, le Dalaï-lama, qui est le 14ème d’une série de Dalaï-lamas et ainsi de suite. En ce sens, ils donnent souvent des indications, avant leur mort, sur l’identité de leurs futurs parents et sur l’endroit où ils vont renaître, car ils prennent la décision de mourir consciemment, et qu’ils peuvent donc renaître consciemment aussi.
Lwiis : Pourquoi parlons-nous de la mort de Bouddha comme du para-nirvana ?
Est-ce une sorte de nirvana, ou le nirvana ultime pour lui ?
TP : Oui, le Bouddha a estimé qu’ayant eu tant d’incarnations, il n’avait plus maintenant besoin de s’incarner. C’était suffisant pour lui et il a recommandé à tous ses étudiants et à tous ses disciples de poursuivre l’enseignement. Il n’est donc pas revenu sous la forme d’une personne, il a atteint ce qu’on appelle maha-para-nirvana.
Lwiis : Vous dites dans le même livre “Pratique de la méditation dans la vie quotidienne”: “J’ai appris à gérer mon esprit, j’ai découvert comment il fonctionne, comment les pensées surgissent, comment nous nous identifions à elles, comment nous nous en désidentifions et comment nous pouvons les faire disparaître à nouveau”.
Ma question est la suivante : est-ce que tout le monde a le même fonctionnement de l’esprit, et comment fait-on pour découvrir ce fonctionnement, comme vous l’avez fait ?
TP : Evidemment, nous avons tous le même courant de conscience, nous avons tous le même courant de pensées et d’émotions. Nous avons aussi tous la même fascination pour le passé, avec tous nos souvenirs, et pour l’avenir, avec tous nos plans, nos idées et nos angoisses. Nous avons tous un problème pour rester dans le présent, c’est la première chose : il nous est très difficile de rester ici et maintenant, simplement conscients de ce qui se passe, en s’essayant à ne pas être pris dans toutes nos opinions, jugements et idées.
Nous croyons aussi nos pensées, nous croyons notre identité et nous nous identifions à notre esprit, voilà le problème. C’est notre faiblesse fondamentale. Ainsi, ce dont nous avons besoin, c’est de nous asseoir et de simplement regarder les pensées, les regarder aller et venir sans jugements, et sans être emportés par elles, en remarquant seulement : “C’est une pensée intéressante” et quand la pensée suivante survient, nous effectuons le même travail. Nous sommes simplement assis sur les berges à regarder la rivière ; ou bien, selon une autre image qui est donnée, c’est comme être dans un train, ou un car, à regarder le paysage passer, un beau paysage, ou des bidonvilles, en fait peu importe : nous ne descendons pas du train, nous laissons tout simplement passer.
Observer l’esprit est ce que nous devons faire, tous les grands maîtres, dont ceux du bouddhisme, l’ont affirmé : “L’essence de la pratique, c’est d’observer l’esprit d’instant en instant”
Lwiis : Vous êtes en train de dire que nous croyons nos pensées…
TP : Souvent, les gens s’emportent : “J’ai raison, donc si vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous devez avoir tort. Je sais que j’ai raison, et d’ailleurs, c’est ce que je pense !” Et voilà les gens qui partent en guerre… C’est ça, la religion, se battre les uns contre les autres parce que chacun pense qu’il a raison, alors que ce ne sont que des constructions de pensées.
Lwiis : Est-ce donc une sorte d’attachement à nos pensées ?
TP : Absolument, nous croyons complètement en nos pensées, nous croyons en nos souvenirs, même si maintenant, il a été démontré par les neuroscientifiques que souvent nos souvenirs sont très déformés : pourtant, nous les rejouons encore, et encore, et encore…comme un feuilleton. Nous croyons tout cela, nous croyons à nos angoisses pour l’avenir, qui ne se produiront probablement jamais, mais nous nous torturons dans le présent, en pensant à ce qui pourrait se passer le lendemain. Donc, si nous regardons nos pensées, si nous le faisons vraiment, en nous asseyant, attentifs, nous reconnaîtrons que ce ne sont que des pensées, elles ne sont pas ‘moi’, elles ne sont pas miennes, elles ne sont pas nécessairement vraies, ce ne sont que des impulsions d’énergie, de force mentale. Voilà exactement tout ce qu’elles sont.
Lwiis : En fait, il y a des bonnes pensées et des mauvaises pensées, comment les distinguer ?
TP : Si nous regardons nos pensées, nous pouvons voir ce qu’il en est : s’il s’agit d’une bonne pensée, c’est bien, nous pouvons encourager davantage de bonnes pensées ; si c’est une pensée idiote, alors nous pouvons reconnaître que c’est réellement une pensée idiote, nous pouvons la laisser aller, ou encore la transformer en une bonne pensée. Rappelez-vous que nous ne pouvons pas transformer nos pensées, bonnes ou mauvaises, si nous ne sommes pas auparavant conscients de ce qu’elles sont. Du moment que nous croyons en la mauvaise pensée, nous sommes emportés, nous commençons à dire de mauvaises choses, à faire de mauvaises choses, parce que nous ne sommes pas conscients de ce qui se passe dans notre propre esprit. Toutes nos pensées, tous nos discours, toutes nos actions dépendent des pensées.
Lwiis : En fait, qui crée ces pensées ? Notre esprit ou nous-mêmes ? Ou encore notre ego ? Qui les crée ?
TP : Si vous dites, “c’est juste une pensée, c’est la façon dont le cerveau fonctionne”, tout cela correspond à des impulsions électriques dans vos neurones. Si vous dites : ‘Qui les regarde ?’ Vous répondrez : “Je les regarde”, et la question suivante sera : “Qui suis-je ?”. Et si vous essayez de regarder et de trouver, c’est ce que j’évoque quand je parle d’éplucher les couches de l’oignon : en effet, vous ne pouvez pas trouver ce “je” au centre de toutes ces pensées produites. Ce “je” n’est pas du tout comme ça.
Vous savez, Lwiis, récemment, j’ai lu ce texte d’un neuroscientifique très intéressant : il est allé faire l’expérience d’un de ces caissons de privation sensorielle, où l’on s’allonge dans l’eau salée et où on flotte. Il était extrêmement stressé, ainsi, sa femme lui a suggéré de le faire. Il a essayé et ce qu’il a rapporté était très intéressant. L’une des premières choses qu’il ait remarquées, c’est qu’il n’avait plus que ses pensées et qu’il pouvait voir qu’elles surgissaient les unes après les autres, constamment… mais qu’il n’y avait rien derrière ! Elles étaient simplement comme des étincelles, ce que nous appelons maintenant des impulsions neuronales. Puis il a associé ceci à ce qui est nommé dans le bouddhisme : “la pensée sans penseur”. Il a dit que c’était exactement ce qui était ressenti, que les pensées venaient mais qu’il n’y avait rien derrière, rien comme un “je” qui soit là, un “soi” qui guidait ces pensées. Je veux dire que si l’on regarde le mental, si l’on s’assoit, si l’on ne le juge pas, mais si on observe simplement les pensées qui surgissent, on commence à voir que ce n’est qu’un jeu de ce mental.
Lwiis : Jetsunma, vous parlez de votre séjour à Assise, en Italie, en disant p. 31 :
” Assise est un endroit merveilleux, il conserve une spiritualité très puissante, qui est fort similaire à ce que l’on trouve à Bodhgaya. Beaucoup de gens y ont eu des expériences spirituelles profondes, même des gens qui y sont venus simplement en touristes.
Ma question est la suivante : “Pourquoi avons-nous souvent plus d’expériences spirituelles dans des lieux sacrés que dans des lieux ordinaires, et même que chez nous ?
TP : Parce que nos pensées ont un pouvoir, et nous projetons nos pensées : donc, les lieux de pèlerinage comme Assise, Bodhgaya ou La Mecque, ou n’importe lequel de ces lieux, Jérusalem peut-être, absorbent ces siècles de dévotion, et nous pouvons le sentir, c’est tangible ! Nous pouvons ressentir quelque chose comme ça. Même si nous sommes en présence de quelqu’un qui a des pensées très intenses et puissantes, nous le sentons, cela nous touche ! Dans les mauvais endroits aussi, comme Auschwitz et ainsi de suite, tout comme les lieux où il y a eu des scènes de massacre et de bataille, on peut ressentir l’énergie négative, on n’a pas besoin de savoir exactement ce qui s’est passé : quand on va à Auschwitz, il n’y a rien, juste ces bâtiments, et pourtant on sait que quelque chose d’extrêmement mauvais, d’extrêmement triste est là, c’est vraiment tangible. Il y a des sentiments très négatifs de tristesse, de peur et ainsi de suite, même s’il n’y a rien à voir.
De même, ces lieux où nous allons réagissent sur nous à un niveau fort profond, au-delà du conscient. C’est pourquoi les personnes qui se rendent dans ces lieux ont parfois des expériences spirituelles en profondeur, sans s’y attendre. Ils s’y rendent comme de simples touristes ! D’une certaine manière, ils sont ouverts, peut-être à cause de la beauté, et ils sont surpris d’expérimenter quelque chose de très profond, au-delà du conscient. Vous pouvez le ressentir, c’est certain. C’est pourquoi les gens partent en pèlerinage, afin de se connecter à cette énergie.
Lwiis : Dans le même contexte, la comparaison que vous avez faite entre Assise et Bodhgaya m’en rappelle une autre, qui considère Saint François d’Assise comme le Bouddha du christianisme. Que pensez-vous de cela ?
TP : Eh bien, je pense que c’est un peu simpliste : le Bouddha a créé une toute nouvelle voie spirituelle alors que Saint François n’a fait que remodeler le christianisme de l’époque, donc c’est un peu différent. En fait, l’impact a été très différent…
Lwiis : On compare leur vie, tous deux issus d’une famille riche…
TP : Oui, tous deux étaient des ‘renonçants’, tous deux étaient opposés à la richesse et à la dégénérescence de l’autorité spirituelle et des privilèges des ecclésiastiques de l’époque. Par exemple, le Bouddha était contre les brahmanes. Saint François n’était pas ouvertement contre les prêtres, il devait être très prudent ! Cependant, il a montré une voie différente de celle des riches évêques et prélats de l’époque. Tous deux étaient des ‘renonçants’, et bien sûr, tous deux aimaient la nature et les animaux. Ils étaient gentils avec les animaux. Il y a beaucoup d’histoires du Bouddha avec eux, les apprivoisant juste par sa présence, comme Saint François l’a fait.
Lwiis : A quoi sont dues ces similitudes, selon vous ?
TP : Ils étaient tous les deux des hommes bons, tous les deux spirituellement très avancés. Saint François était un personnage fort intéressant. Il n’était pas seulement tout amour et paix d’une façon naïve, mais il était certainement un personnage très profond. C’est
pourquoi son influence était si grande. À cette époque, beaucoup de gens quittaient leur foyer et devenaient des renonçants, mais François avait quelque chose de plus. Son message était vraiment profond.
Lwiis : Dans ce livre, vous parlez des fantômes et vous dites à propos de votre ermitage à Lahaul, à la page 33, “tout va bien, il n’y a pas d’esprit maléfique ici”.
Croyez-vous vraiment à l’existence des fantômes et des mauvais esprits ? Avez-vous eu une expérience dans ce sens ?
TP : Allez donc ! Je suis née dans une famille spirite, comment pouvez-vous me poser cette question! (Rires). Oui, certainement, quand je partais en solitude à Lahore, je ressentais beaucoup la présence d’esprits, mais des esprits très bienveillants et bons. Par exemple, j’avais une toute petite lampe à beurre, une lampe à huile pour l’offrande, qui pouvait brûler pendant environ deux heures. À plusieurs reprises, je me suis réveillée tôt le matin et la lampe à beurre brûlait encore, ou mon petit bâton d’encens brûlait toujours. Les esprits ne pouvaient pas allumer l’encens, ni les lampes à beurre, mais si elles brûlaient, ils pouvaient les entretenir.
Un autre exemple : une fois, alors que j’étais assis à l’extérieur dans la grotte, je triais quelque chose, je ne sais plus, peut-être en ôtant des petits cailloux du riz, ou quelque chose comme ça. A ce moment-là, cette voix à l’intérieur de moi-même, dans ma poitrine, une voix masculine, a dit, “lève-toi et bouge”, et j’ai dit, “Non, je suis occupée”. Il m’a encore dit d’une voix beaucoup plus autoritaire, “Lève-toi et bouge immédiatement”. “Alors, j’ai ramassé toutes mes affaires et je suis partie, et quelques minutes plus tard, un énorme rocher s’est écrasé exactement là où j’étais. Donc, je ne serais pas ici à vous parler si je n’avais pas dû bouger… En effet, qui m’a dit de bouger ?
Lwiis : Qui vous a demandé de bouger selon vous ?
TP : Je pense que c’est l’un des esprits locaux qui a vu que cela allait se produire. Il ne voulait pas que je sois écrasée, alors il m’a dit “lève-toi et bouge” ! Avant cela, j’avais eu cette voix intérieure qui me disait des choses, peut-être était-ce un guide spirituel, qui sait ? La seule fois où j’ai rencontré quelque chose qui ressemblait à de l’énergie sombre, c’était encore dans la grotte – tout le reste là-bas était constitué d’énergies très bienveillantes et un grand nombre d’histoires que j’ai vécues concernaient de bonnes énergies qui m’aidaient. Donc, je me suis réveillée et il y avait cette chose noire, froide et sombre qui me pressait vers l’arrière, une chose très grande et maléfique, et je lui ai dit en pensée : “Excusez-moi, je suis là, soutenue par tous les bouddhas et bodhisattvas de l’univers, vous vous prenez pour qui ?” Puis, j’ai commencé à réciter un mantra, devant ce petit esprit vraiment stupide de niveau primaire qui essayait de me faire peur ! Et tandis que je disais le mantra, le sentiment d’être protégée par tous les bouddhas et bodhisattvas a surgi. À ce moment-là, l’entité noire s’est transformée en une toute petite chose et est sortie par la fenêtre… Vilain petit esprit ! Ce qu’il faut retenir, c’est que, si vous n’avez pas peur de ces esprits, ils ne peuvent rien faire !
Lwiis : A propos d’autre chose, vous dites : “Nous devons apprendre à nous détendre pour donner de l’espace à notre esprit. Si vous êtes tendus dès le début, plus vous pratiquerez, plus vous serez tendus” ! La relaxation est-elle plus importante que la pratique elle-même ?
TP : La pratique est de se détendre, ce n’est pas « plus important », c’est la pratique elle-même de détendre le corps, déjà de s’asseoir avec douceur et relaxation, mais surtout de dénouer l’esprit. Nous devons apprendre à le relaxer, ne pas essayer de le forcer à devenir quelque chose, juste le détendre et cultiver la conscience. C’est comparable à un aigle, flottant dans le ciel, maintenu par un courant ascendant : il ne fait aucun travail, il flotte simplement, sans efforts, complètement détendu, mais aussi totalement attentif et conscient. L’aigle ne dort pas, il est simplement très concentré et pourtant absolument relaxé. Ainsi, nous n’essayons pas de devenir quoi que ce soit, nous essayons simplement de redevenir extrêmement naturels et de permettre à l’esprit d’être tel qu’il est, doué cependant de cette conscience spacieuse, complètement ouverte, sans se focaliser ni se concentrer. C’est là l’important.
Lwiis : Dans le même contexte de la pratique méditative, vous continuez à dire :” Nous devons apprendre à utiliser notre esprit comme un allié, afin qu’il s’exerce avec joie”
Comment utiliser notre esprit comme un allié et ne pas le contrarier ?
TP : Je pense que c’est essentiel, au moins au début, parce que si nous aimons faire quelque chose, alors c’est sans effort : nous l’apprécions, donc nous n’avons pas à nous forcer. Au début, pour beaucoup de gens, il est utile de garder les pratiques assez courtes, de ne pas trop forcer, de les garder brèves mais nombreuses, afin de continuer à les apprécier. Si vous ne faites quelque chose que pendant une courte période, vous pouvez y consacrer toute votre attention, puis vous vous souvenez que c’était très plaisant, et vous voulez le refaire. L’idée est donc de ne pas pousser les choses trop loin : si nous effectuons quelque chose, nous l’apprécions, et donc nous le faisons avec enthousiasme. Cela nous mène loin. D’autres personnes peuvent penser que c’est difficile, mais pour nous, c’est facile parce que nous aimons le faire.
Souvenez-vous de ne pas mettre la barre trop haute. Au début, il suffit de faire un peu de travail, comme on fait un peu d’exercice physique : lorsque vos muscles seront plus forts, vous pourrez y consacrer plus de temps. C’est la même chose avec l’esprit. En effet, l’esprit résiste, il aime courir dans le passé, dans le futur, il ne veut pas rester dans le présent, il résistera au fait qu’on lui dise de rester dans l’ici et maintenant… Par conséquent, il vaut mieux commencer par ne faire que de courtes périodes, puis les étendre progressivement au fur et à mesure que l’on s’habitue.
Lwiis : Donc, nous devons nous y préparer et les laisser durer de plus en plus longtemps ?
TP : Oui, comme avec n’importe quoi, au début vous commencerez par pratiquer brièvement, puis, comme cela deviendra plus facile grâce à l’habitude, alors, naturellement vous voudrez prolonger la durée de l’entraînement. Vous pouvez commencer par 10 minutes, puis, lorsque 10 minutes deviennent faciles, vous pouvez passer à 20 minutes, puis à une demi-heure, puis peut-être à 40 minutes, puis une heure. Quoi qu’il en soit, ne forcez pas, c’est le but, ne poussez pas, parce que l’esprit se fatiguera et aura du ressentiment. Il s’exclamera: “Oh mon Dieu, maintenant je dois méditer à nouveau”…
Lwiis Saliba : A propos de l’histoire où vous étiez entourée de neige dans votre ermitage, vous dites : ” J’ai entendu la voix de Rinpoché en moi qui me disait “creuse” ! Pensez-vous que c’est lui qui est intervenu ? Ou était-ce votre propre voix intérieure ?
TP : Qui sait ? Je ne sais pas… Cela ressemblait à sa voix, et ce n’était pas dans ma tête, c’était à nouveau ici, au centre de la poitrine. De plus, j’avais prié Rinpoché d’envoyer sa bénédiction, car je pensais que j’allais mourir parce que je pensais que l’oxygène se terminait. Et la voix que j’ai entendue semblait légèrement exaspérée :
“Creuse ! !!”
“OK Rinpoché, merci…”
Quoi qu’il en soit, j’ai découvert que creuser était le plus important ! (Rires)
Lwiis : Etait-il au courant de votre existence à cette époque, peut-être lui avez-vous demandé ??
TP : Non, je ne pense pas, je ne me souviens pas.
Lwiis : Vous ne lui avez pas demandé…. ?
TP : Probablement pas !
Lwiis : Parce que parfois, dans une période si dangereuse, nous écoutons ou nous entendons une voix, mais ce qu’est cette voix est difficile à identifier…
TP : C’était une voix très utile, quelle que soit sa provenance, c’était un conseil très bon et très sensé ! (Rires)
Lwiis : Dans ma propre expérience, j’ai parfois eu ce genre de voix, sans savoir ce qu’était cette voix, mais c’était un bon conseil….
TP : Eh bien, cela suffit ! Qui se soucie d’où elle vient ? Si c’est un bon conseil, alors nous en sommes reconnaissants, même si elle vient de nous-mêmes…
Lwiis : Vous dites (p. 56) : “Une émotion négative sera toujours une émotion négative, quelle que soit la raison que nous lui donnons, ce sont nos émotions que nous devons examiner”.
Ma question est la suivante : comment examiner l’émotion négative telle que la peur ou la colère pour s’en débarrasser ?
TP : nous avons affaire à ce type d’émotions au début, lorsque nous avons affaire par exemple à la colère et à la luxure. Dans la pratique, ce que nous faisons, c’est de calmer l’esprit, de le rendre paisible, peut-être en observant la respiration pour l’apaiser. Ensuite, nous évoquons ce sentiment comme la colère, ou la peur, nous essayons de le reproduire dans notre esprit, pour savoir ce que nous avons ressenti. Puis nous reconnaissons que “c’est une émotion négative”.
Comme je l’ai dit au début, nous devons reconnaître qu’il s’agit d’une émotion négative, comme notre colère, notre peur, notre luxure ou notre orgueil, peu importe ce que c’est. Nous la reconnaissons pour ce qu’elle est, nous n’essayons pas de prétendre que c’est quelque chose de mieux : c’est la colère, en fait ! Ensuite, nous la regardons, et nous lui demandons ce qu’elle veut, plutôt que d’essayer de s’en débarrasser, ou de la supprimer, de l’éviter ou de la nier. Nous devenons amis avec elle, nous essayons de la comprendre, nous essayons d’entamer un dialogue amical, et nous lui témoignons de la bienveillance et de la compassion. Nous écoutons ce que cette émotion essaie de nous dire parce qu’il y a une raison à cette émotion.
D’habitude, nous essayons de la nier, ou alors nous agissons, nous ne nous contentons pas de l’écouter tranquillement avec amabilité, comme on accueille quelqu’un qui a des problèmes : vous restez assis là et vous l’écoutez, vous n’essayez pas de résoudre ses problèmes, vous essayez de les comprendre et de lui envoyer de l’amour.
Si nous pouvons examiner le sentiment lui-même, nous reconnaîtrons qu’il ne s’agit pas de quelque chose de solide, ni de quelque chose d’auto-existant. En réalité, il est très ouvert et spacieux et essentiellement vide de par sa nature même. Pourquoi le solidifier ? De cette façon, progressivement, il commence à s’effriter, à s’ouvrir, et nous cessons de le voir comme quelque chose de dur, de serré et d’auto-existant : il n’est pas auto-existant. Nous devons être amis, avoir de la compassion, écouter ce qui pose un problème et lui permettre d’en parler.
Lwiis : Ma dernière question (pour la première fois, nous pouvons poser toutes les questions !) Vous dites à la page 67 : “Nous nous comparons rarement au vaste ciel bleu ou à la conscience nue. C’est parce que nous nous identifions aux nuages plutôt qu’au ciel que nous souffrons”. Voulez-vous dire que nous nous identifions à nos émotions plutôt qu’à nos sentiments, ou même à l’absence de sentiments et à leur source ?
TP : La nature primordiale de l’esprit est comparée au vaste ciel bleu azur. Pourquoi ? Parce qu’il est omniprésent, il est partout, nous ne pouvons pas le voir, nous ne pouvons pas le goûter, nous ne pouvons pas le toucher, et pourtant, en fin de compte, tout est espace, même les choses solides sont de l’espace ; de même, l’esprit, notre conscience, tous deux sont constitués de conscience et cette conscience est à la fois vide, parce que nous ne pouvons pas la voir, nous ne pouvons pas la goûter ni la toucher, et nous ne pouvons pas la saisir. Pourtant, en même temps, c’est une intelligence lumineuse. Le ciel physique est vide, mais ce n’est pas un espace intelligent. De la même manière, l’esprit est certainement vide : nous ne pouvons pas le saisir ni le voir. Néanmoins, il est l’intelligence absolue, ultime, il sait, c’est une qualité de notre conscience : savoir. Ainsi, toutes nos pensées et tous nos sentiments émergent de cette conscience primordiale, tout comme dans un ciel d’azur, vous obtenez des nuages, des arcs-en-ciel, des éclairs et toutes sortes de choses de ce genre. Or, nous nous identifions à nos pensées, tout comme nous regardons dans le ciel de la mousson et nous ne voyons que des nuages ; par conséquent, nous pensons que le ciel est fait de nuages, nous ne le reconnaissons pas. Pourtant, si vous continuez à regarder le ciel, alors, soudainement, les nuages se séparent, et pendant un moment, nous nous exclamons, “oh il y a un ciel, nous ne le savions pas, nous pensions que le ciel était fait de nuages ! “Et puis les nuages repartent, mais maintenant, nous savons que derrière les nuages se trouve le ciel.
De même, lorsque nous regardons l’esprit, nous voyons tout d’abord nos pensées, mais lorsque nous commençons à observer l’esprit en tant que tel, progressivement, les pensées commencent à se ralentir de plus en plus, à se calmer. Ensuite, entre les pensées passées et les pensées futures, il y a un écart, et dans cet écart, nous reconnaissons la nature de l’esprit.
Ensuite, la question se pose de savoir comment permettre à cet écart de se produire de plus en plus, de le rendre de plus en plus large. Finalement, nous ne faisons plus qu’un avec la nature primordiale de l’esprit, qui est notre conscience et connaissance de base. C’est ce que nous avons dit précédemment : cette conscience est ce qui nous relie à tout, alors que le mental pensant ordinaire, le “mental-ego”, nous sépare de tout : il y a “moi” et tous les autres qui ne sont “pas moi”. Au contraire, cette nature primordiale de l’esprit nous relie à tout, non seulement à tous les humains, mais à toute la nature.
C’est donc à cela que sert la méditation : à comprendre les pensées, et puis ce qui est au-delà des pensées, ce que l’on sait.
Lwiis : Les pensées font-elles partie de toute méditation ?
TP : Tout d’abord, nous devons apprendre à devenir plus conscients, à développer cette capacité à être conscients et ensuite à tourner cette conscience sur l’esprit lui-même.