La Nuit de la Destinée (Laylat al-Qadr)
entre le Christianisme et l’Islam
Conférence du Dr. Lwiis Saliba sur Zoom 12/01/2022
Les Traditions de l’Epiphanie
Le sujet que je vais traiter dans cette courte intervention est : “Les traditions de l’Epiphanie” comparativement avec celles de la Nuit de la Destinée (Qadr) chez les musulmans. (). Les traditions de cette nuit de l’Epiphanie sont nombreuses, et puisque je me concentre dans cette recherche sur l’aspect comparatif, je présenterai deux choses :
A – L’Epiphanie (Ghtass) est une purification par l’eau.
Cette fête est étroitement liée à l’eau, comme en témoigne son nom : Epiphanie (Ghtass) qui signifie immersion dans l’eau, en souvenir du Baptême du Christ par Jean-Baptiste dans le Jourdain. Dans le passé, les baptisés étaient complètement immergés dans l’eau, et lors de cette fête, les chrétiens s’immergeaient dans les eaux des rivières et des sources, puis certaines personnes ont remplacé ce rite par un bain, ou une douche, ou par être aspergées d’eau en guise de bénédiction.
L’historien Issa Iskandar Al-Maalouf (1869-1956) raconte à propos des Libanais et de leurs traditions dans l’Epiphanie: “Cette nuit-là, les gens se baignent dans l’eau des sources et se couchent tard, ouvrant les portes jusqu’à ce que le Christ passe et dise aux gens :Dayem Dayem, c à d: Permanent Permanent“.*
Les chrétiens croient que quiconque se baigne, ou se trempe dans l’eau, ou se mouille, sera béni et prolongera sa vie, sera guéri de sa maladie et fortifiera son corps. Ils croient aussi que les aliments et autres matériaux sont également bénis par immersion, ou en éclaboussant de l’eau bénite sur eux. Peut-être que la raison de préférer les bonbons frits la nuit de l’Épiphanie vient du fait qu’ils sont frits en les plongeant dans de l’huile (), puis trempés dans de la mélasse ou du sirop de sucre, ce qui est le cas des ‘flotteurs’.
Parmi les habitudes de l’Epiphanie, transmises aux non-chrétiens, figure «la coutume de faire des friandises frites la veille de l’Epiphanie, comme chez certains druzes qui vivaient à côté des chrétiens, et cela était l’effet direct résultant de la coexistence». En effet, certains Druzes célébraient la nuit du 6 janvier comme une nuit de la destinée.
N’importe qui ne pouvait pas se baigner dans les eaux des rivières et des sources. Les gens se baignaient avec leurs propres eaux dans leurs maisons, comme nous l’avons indiqué. Et ils avaient l’habitude de célébrer la messe dans certains villages le matin de l’Epiphanie, en se rendant aux sources d’eau, croyant que les prières aux sources expulseraient les elfes, béniraient son eau, guériraient les maladies et faciliteraient les naissances. Désormais, de nos jours, ils transportent de l’eau à l’église, dans des récipients, pour la bénir lors d’une fête rituelle. Ils s’en baignent dans les maisons et en aspergent les chambres pour éloigner les insectes et éviter le ‘mal des rats’ () .
Le curé du village fait le tour de ces maisons pour les bénir avec de l’eau. On prie en tenant quelques touffes de sauge, en les trempant dans de l’eau bénite et en aspergeant toutes les pièces de la maison ().
Les traditions de l’Epiphanie et ses similitudes dans d’autres religions
Il est utile de s’arrêter à ce phénomène et de réfléchir à ces habitudes «aquatiques» sur l’Épiphanie. Cela rappelle de nombreuses coutumes hindoues. Les Indiens se baignent dans les rivières, en particulier dans le Gange, pour rechercher bénédictions, purification et ablutions (Anecdote de Mâ Anandamayî). Lors de certaines fêtes et occasions, ils croient que ce bain de rivière les purifie de leurs péchés et conduit même à l’accomplissement et à la libération de Moksha. La plus remarquable de ces fêtes est la Kumbha-mela. C’est un jour astronomique qui tombe une fois tous les quatre ans. Des millions de personnes se rassemblent aux endroits où le Gange sacré rencontre la Yamuna et s’y plongent pour des bénédictions.
Il faut souligner ici que le baptême chrétien, qui signifie immersion, est fondamentalement une forme d’ablution, mais c’est l’ablution qui purifie pour toute la durée de la vie. Donc il n’y a pas besoin de purification avant chaque prière, et il dispense même de laver le cadavre d’un mort qui est baptisé.
Quant à la purification avec l’eau de la rivière, c’est une tradition que l’on retrouve dans la plupart des civilisations «fluviales» ou riveraines, d’ailleurs la plupart des civilisations humaines sont nées autour des fleuves, et l’eau courante des rivières qui ne transporte pas de «zaghal» (impureté) (), selon l’expression populaire libanaise, purifie l’homme et fertilise la terre, d’où l’utilisation de l’eau d’immersion chez les chrétiens pour faciliter les naissances. C’est une tradition que l’on retrouve chez les anciens égyptiens, chez les hindous d’aujourd’hui, et dans de nombreuses civilisations riveraines.
La Nuit de l’Epiphanie
c’est La Nuit de la Destinée
Et la Nuit de l’Epiphanie est la nuit de ce qui est permanent (al-Dayem): les veilleurs attendent que le Christ passe sur eux à minuit pour leur dire: Dayem Dayem: permanent permanent. C’est alors qu’ils laissent les portes de leurs maisons ouvertes jusqu’à ce que le Christ passe, qu’il entre et les bénisse. Ils prient pour qu’il reste plein de monde, avec des portes ouvertes pour les invités, ils laissent ainsi toutes les salles ouvertes. Tous les autres récipients destinés à la conservation des céréales, de l’huile et d’autres types de denrées, sont ouverts pour être bénis par le Christ. Les femmes déplacent les fournitures et secouent les récipients d’huile pour augmenter les bénédictions, en répétant : Dayem Dayem, pendant qu’elles placent des morceaux de pâte en forme de croix pour la bénédiction.
Les chrétiens appellent la Nuit de l’Épiphanie «La Nuit du Décret (ou de la Destinée)». Maroun Abboud (1886-1962) dit à ce propos: «La Nuit de l’Épiphanie est une nuit fertile où les esprits sont conçus par des rêves et des aspirations, et où ils font naître des merveilles et des étrangetés» ().
Les chrétiens croient que les cieux s’ouvrent cette nuit-là et que les anges en descendent. Croyance que l’on retrouve en Islam à la ‘Nuit de la Destinée’. Ceci est basé sur ce que l’Évangile dit au sujet du baptême du Christ: «Et les cieux s’ouvrirent à lui, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe» (Matthieu 3:16).
Par conséquent, c’est une nuit bénie au cours de laquelle les invocations sont exaucées, de sorte que les adultes et les enfants se tournent vers la prière adressée à Dieu et vers les demandes pour eux et leurs proches.
Maroun Abboud rapporte que les habitants de son village disent : «Heureux celui qui est agenouillé sur le toit [de sa maison] ce soir [et prie] afin que le Christ le bénisse quand il passe» ().
Les similitudes entre la Nuit de l’Épiphanie (Immersion: Ghtass) chez les chrétiens et la Nuit de la Destinée chez les musulmans sont nombreuses, et nous font conclure qu’il ne s’agit pas seulement d’une ressemblance, mais plutôt d’une interaction et d’une influence.
Le nom est ‘un’ : Laylat al-Qadr chez les musulmans et Laylat al-Taqdîr chez les chrétiens.
Une nuit dans laquelle les anges et l’esprit descendent du ciel, selon ce qui a été mentionné dans l’Évangile de Matthieu. Et cette même expression a été mentionnée à propos de la Nuit du Décret dans le Coran: «Les anges et l’Esprit descendent durant cette Nuit avec la permission de leur Seigneur pour tout ordre” (97/4) ([1])
Laylat al-Qadr est pour les musulmans la meilleure et la plus heureuse des nuits: l’une de leurs croyances est que les demandes du croyant sont exaucées cette nuit-là. Par conséquent, beaucoup adressent leurs invocations à Dieu pour qu’Il les aide, ainsi que leurs proches dans les affaires, et les protège du mal, les guérisse des maladies et leur donne satisfaction dans tous leurs désirs et souhaits. Ils disent à propos de la personne chanceuse: «Sa mère a prié pour lui à Laylat al-Qadr*
Les croyances des musulmans et des chrétiens concernant la Nuit de la Destinée et la Nuit de l’Épiphanie sont les mêmes. Ainsi que l’appellation.
Dans la tradition syriaque, et selon les recherches du savant Christoph Luxenberg, spécialiste des études coraniques: la Nuit de la Destinée dans le Coran est la nuit de célébration de la naissance et du baptême du Christ en Jordanie. Les chrétiens célébraient les deux occasions en une seule journée, comme nous le verrons. Et certains interprètent le verset: {Nous l’avons fait descendre durant la Nuit de la Destinée} (Al-Qadr97/1), c’est-à-dire Nous avons fait descendre l’Esprit, comme l’indique dans l’Évangile de Matthieu (3/16), le verset mentionné ci-dessus. C’est donc une nuit meilleure que mille mois et son invocation est exaucée: {Qu’est-ce qui t’apprendra ce qu’est la Nuit de la Destinée? La Nuit de la Destinée vaut mieux que mille mois. Les anges et l’Esprit y descendent avec la permission de leur Seigneur pour tout ordre” (97-2-4), (Blachère, Op. cit, p659)
Quant au verset {elle est Paix et Salut jusqu’au lever de l’aube} (97/5). C’est une référence au verset de l’Evangile: {Alors l’ange du Seigneur leur apparut et la gloire du Seigneur s’illumina (…) et soudain il apparut avec l’ange de l’armée du ciel, louant Dieu et disant : «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre et bonne volonté parmi les hommes » (Luc 2/9-14).
Ainsi on trouve dans le hadith du Prophète ce qui confirme que la Nuit de la Destinée est la nuit de la naissance de Jésus. Ibn Manzur (d. 711 AH) mentionne dans la lisân al-‘arab: « Dans le hadith d’Aïcha, elle dit: Le Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui accorde la paix, resterait éveillé toute la nuit et réciterait la sourate Al-Baqarah, Al Imran et la sourate Al-Nisâ’, et ne passa pas un verset sans invoquer Dieu». Ibn Shumail a dit : « La nuit parfaite est la plus longue de la nuit, et chaque étoile a une spirale descendante de la nuit jusqu’à ce qu’elles s’y élèvent toutes ». (…) Al-‘Asma’i a dit: « La nuit parfaite en hiver est la plus longue de la nuit ». Il dit aussi : « La nuit entière sera longue jusqu’à ce que toutes les étoiles se lèvent, et ce fut la nuit de la naissance de ‘Issa (Jésus) ».
Certains expliquent que ce qui descend la Nuit de la Destinée, c’est l’étoile qui tombe, et c’est l’étoile de la naissance: l’étoile que les Mages ont vue, et ils sont venus se prosterner devant le Christ qui est né, comme le dit Matthieu : «Nous avons vu son étoile à l’Est » (Matthieu 2:2). ) {Et quand l’étoile qu’ils virent à l’Est les précéda jusqu’à ce qu’elle atteigne l’endroit où était l’enfant, elle se tint au-dessus de lui} (Matthieu 2:9).
On se contente de se référer à cette explication remarquable vu sa relation directe avec notre sujet et nous n’entrerons pas dans sa discussion. Nous soulignons plutôt, puisqu’il existe une corrélation entre la naissance et la transfiguration du Christ devant les Mages, ainsi que son Baptême et sa Transfiguration devant les hommes, que les anciens chrétiens combinaient les deux fêtes de l’Épiphanie et de la Nativité en un jour, c’est-à-dire au mois de janvier, le 6, et qu’ils y sont restés jusqu’à l’an 562 après JC, lorsque l’empereur Justinien Ier a transféré Noël au 25 décembre. Il a célébré la fête de l’Épiphanie en son temps, donc les chrétiens l’ont adoptée, à l’exception de certaines sectes orientales telles que les coptes et les syriaques Orthodoxes. Ainsi, la Nuit islamique de la Destinée rappelle l’Épiphanie syriaque (Ghtass: Immersion), qui unit l’Épiphanie et la Nativité.
«»«»«»«»«»([2])
[1]-Blachère, Régis, Le Coran traduit de l’arabe, Paris, Maisonneuve & Larose, 1980, pp658-659.
[2] –