Entretien de Jetsunma Tenzin Palmo avec Prof Lwiis Saliba
Sur Zoom le 9-6-21
Vous pouvez voir cet entretien dans sa langue anglaise originale sur le lien suivant
comme vous pouvez suivre une traduction francaise complète sur les liens suivants:
Question de Lwiis Saliba (professeur de religions à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth): Jetsunma (grande yoguini, un titre donné à Jetsunma par le supérieur de son ordre, le Ngawang Drugpa, en 1987 à Katmandou) : D’un côté, nous sommes heureux que les Occidentaux s’intéressent à la non-dualité. De l’autre, nous avons le sentiment qu’ils manquent de base pour aller loin dans ce domaine. Que pensez-vous de cela ?
Tenzin Palmo: Le problème est qu’aujourd’hui, les gens veulent construire un toit d’or sur la maison, mais ils ne sont pas intéressés par le sol et les murs qui soutiennent ce toit d’or, et donc avant que nous comprenions la dualité, en d’autres termes avant que nous comprenions notre propre esprit de pensée conceptuelle, nous ne serons pas en mesure de stabiliser et de soutenir tout aperçu que nous pourrions avoir de la non-dualité, parce que notre esprit n’a pas de base. Nous n’avons pas de pratique réelle et donc, qu’est-ce que la non-dualité ? C’est la conscience primordiale, la conscience fondamentale de la divinité innée en nous, qui est sagesse et compassion par nature. Nous avons tous cela en nous, et cela va au-delà de la séparation entre moi et les autres. C’est alors que le sens de la dualité disparaît. C’est pourquoi on l’appelle la non-dualité. Il y a une interconnexion avec tout, toute la nature et les êtres vivants sur cette planète et dans l’univers. Les gens ont des aperçus. Soudain, ils réalisent que toutes les idées qu’ils ont construites autour de ce dualisme, que leurs perceptions sont entièrement fausses. Mais parce que nous n’avons pas la base – nous n’avons pas avancé pas à pas, nous ne pouvons pas maintenir cette réalisation et c’est pourquoi il est très important de comprendre notre conscience quotidienne ordinaire et de comprendre à quoi elle sert, comment nous pensons, afin d’être en mesure de maintenir la réalisation authentique qui va au-delà de la nature dualiste de l’esprit. C’est pourquoi il doit y avoir une progression, comme lorsqu’on grimpe à une échelle ; on ne commence pas par le barreau supérieur. Vous devez commencer au bas de l’échelle et grimper.
Question : Mais comment pratiquer la dualité et la non-dualité ?
TP: Oubliez la non-dualité. Comprenez la dualité et ensuite, à partir de là, l’esprit s’ouvrira de lui-même à un autre niveau de conscience. Mais si nous n’avons pas une conscience attentive tous les jours, nous n’obtiendrons jamais la conscience primordiale, ou si nous l’obtenons, nous ne serons pas capables de la maintenir. Nous devons donc commencer par là où nous sommes. Tout le monde veut ce qu’il y a de plus élevé, mais on ne peut pas l’atteindre tant qu’on n’a pas appris les bases pour apprivoiser l’esprit, pour le rendre plus calme et plus clair, pour être capable d’avoir un esprit qui n’est pas un esprit de singe, un esprit qui court partout. Nous devons dompter le singe et, par le biais de l’esprit, nous pouvons le dresser. L’entraînement du singe transforme l’esprit et, en transformant l’esprit, nous finirons par transcender notre esprit conceptuel normal, mais cela doit se faire par étapes. Nous ne pouvons pas atteindre le sommet de la montagne sans avoir atteint le camp de base. Nous devons nous procurer tout notre équipement pour l’escalade.
Q : (Notre question est tirée de votre livre). Il est dit que si l’on a un esprit purifié, il vaut mieux être un tigre qu’un lapin. Pouvez-vous nous en dire plus ?
T.P. Dans la tradition bouddhiste, nous essayons de surmonter nos émotions négatives et conflictuelles, notre colère, notre avidité, notre orgueil, notre jalousie et notre ignorance égoïste fondamentale, pour les déraciner et les transformer en leurs opposés. Mais dans la tradition tantrique, il est entendu que la racine de ces émotions négatives, comme l’avidité et la colère, leur source, est en fait une énergie de sagesse très puissante et donc l’autre côté de la colère, son versant positif est une conscience en miroir. Ainsi, vous pouvez reconnaître cette source au moment même où la colère surgit. Si on peut la voir nue dans la source, elle se transforme d’elle-même en une énergie de sagesse très puissante, et si nous pouvons contrôler cette énergie, alors elle est très forte. C’est comme essayer de conduire une Ferrari. Si vous ne savez pas comment conduire, vous allez vous écraser, alors il est préférable de faire du vélo. Au moins, si vous tombez de la bicyclette, vous ne vous tuerez pas. La plupart des gens ne sont pas capables de contrôler une voiture aussi puissante. Nous commençons par quelque chose de très simple, comme reconnaître nos émotions négatives et les transformer en quelque chose de positif. Mais pour les grands pratiquants, ce pouvoir d’avoir des émotions très puissantes, si nous les contrôlons, si nous ne sommes pas contrôlés par elles, peut nous mener beaucoup plus haut. Nous sommes comme un tigre féroce, pas comme un petit lapin placide.
Q : Jetsunma, la plupart des gens prennent le tigre pour un symbole de colère, cependant vous dites que c’est mieux d’être un tigre.
T.P. Le tigre ici n’est pas un symbole de colère, c’est un symbole de puissance. Les tigres sont très puissants alors que les lapins sont doux mais un peu inefficaces. Ceux qui sont puissants contrôlent leurs émotions, ils ont donc beaucoup plus de chances d’obtenir de grandes réalisations sur le chemin spirituel que quelqu’un qui est très doux et placide, mais plutôt inefficace. C’est donc un encouragement pour les personnes qui ont des émotions très fortes – des émotions négatives – et qui pensent que cela fait d’elles de mauvaises personnes. Si nous contrôlons ces émotions, c’est spirituellement bénéfique, mais cela ne signifie pas que nous pouvons être en colère et lascif et que c’est une bonne chose. Ce n’est pas ce que nous disons. Ce que nous disons, c’est que la nature essentielle de ces émotions très fortes est en fait particulièrement puissante et peut être utilisée pour un très grand bénéfice spirituel si une personne les contrôle et les maîtrise. C’est la base du tantra. Prendre des choses normalement considérées comme un obstacle et les utiliser comme un moyen de réalisation.
Q : On a l’impression que l’observation de ses sensations ou du contenu de son esprit est un processus sans fin. Un fort shamatha, une forte pratique de la méditation peuvent-ils aider à sortir de ce bavardage sans fin ?
T.P. Oui, bien sûr. Shamatha ou la méditation du calme est destinée à calmer l’esprit. Au début, lorsque nous nous contentons d’observer la respiration, d’inspirer, d’expirer…. On se calme mais après, au lieu de devenir plus calme, il semble que l’esprit soit plus sauvage que jamais et les gens se plaignent. « J’ai plus de pensées, pas moins ». Ce n’est pas vrai. Nous sommes simplement devenus plus conscients de ces pensées. Nous avons toujours beaucoup de pensées, mais nous ne le remarquons normalement pas parce que nous sommes justement emportés par ces pensées. Nous apprenons donc à fixer notre attention sur une concentration unique, comme la respiration. Lentement, l’esprit commence à se calmer et notre capacité d’attention tend à augmenter, nous pouvons rester avec l’objet de plus en plus longtemps et le bruit de fond s’estompe.
Q : On a l’impression que l’observation du fonctionnement ou du contenu de l’esprit est un processus sans fin. Une forte pratique de la méditation peut-elle aider à atteindre shamatha ? Un esprit calme et constant peut-il atteindre cet état ?
- P. Parfois, si nous commençons par observer simplement la respiration, nous avons encore plus de pensées qu’auparavant. L’esprit est plus sauvage. En fait, ce n’est pas vrai. Nous devenons simplement plus conscients de ces pensées. Normalement, nous ne le remarquons pas car nous sommes emportés par les pensées. Nous apprenons donc à nous concentrer sur un seul point. Si nous nous laissons emporter, nous ramenons les pensées vers l’objet de la concentration, comme l’objet de la respiration, et notre capacité d’attention commence à augmenter et nous pouvons rester avec l’objet de plus en plus longtemps avec le bruit de fond (comme avoir la télévision allumée ou lire un livre). Ignorez la télévision. De même, nous ignorons le “bruit” de fond en cultivant la pleine conscience. Lorsque nous pensons être submergés par nos pensées, c’est comme si nous étions submergés dans une rivière et que nous ne faisions que courir. Maintenant, nous sortons de la rivière. Nous n’endiguons pas la rivière, nous ne sommes pas dans la rivière, nous sommes simplement assis sur les berges à regarder la rivière et c’est un énorme pas en avant. Ce n’est pas la réalité ultime mais il est très important d’être capable d’observer les pensées sans être les pensées et nous reconnaissons que nous ne sommes pas les pensées parce que nous pouvons les observer. Cela commence donc à calmer l’esprit. Plus nous pouvons prendre du recul et observer les pensées sans jugement, sans essayer de changer quoi que ce soit – simplement en sachant que l’esprit commence à ressembler à des gens qui font n’importe quoi et qui remarquent que des gens les observent. Ils commencent alors soudainement à mieux se comporter et à arrêter de faire n’importe quoi. Ainsi, l’esprit qui voit qu’il est observé commence naturellement à s’observer lui-même, à se calmer un peu et à se maîtriser davantage. Nous devons devenir les maîtres de notre esprit. Nous sommes les esclaves de nos pensées et de nos sentiments.
Q : Comment savoir si notre esprit de singe est moins en mouvement, moins actif ?
T.P. Nous devons dompter le singe. Ne pas laisser le singe être le maître. Parce que le singe n’est pas très intelligent. En fait, le singe est ignorant et cause beaucoup de problèmes. Vous laissez un singe dans votre chambre et il va tout détruire en un rien de temps. En revanche, si vous avez un singe calme, il ne détruira pas la pièce. Voilà où nous voulons en venir. Nous devons dompter notre esprit. Le Bouddha a dit qu’un esprit bien dompté apporte le bonheur. Nous avons un sentiment de paix et de clarté dans nos pensées. Nous pouvons les observer sans plus être emportés par elles. C’est déjà un grand pas en avant que d’obtenir de l’espace dans notre esprit au lieu d’être pris dans tout ce bruit. Lorsque nous observons l’esprit, nous constatons qu’il est vraiment ennuyeux…. toujours les mêmes pensées, les mêmes vieux souvenirs, les mêmes vieilles opinions. Nous ne sommes pas très originaux et nous cessons donc d’être fascinés par nos pensées, car elles sont comme des feuilletons qui se répètent encore et encore. Ce n’est pas ce que nous sommes vraiment.
Q : A propos de ce sujet, un sage a dit : “Nous devons être intelligents et savoir ce que le singe cherche. Il cherche une banane, alors faut-il lui donner cette banane qui est le bonheur ? Qu’en pensez-vous ?
T.P. : Je pense qu’il voudra juste encore plus de bananes. Si vous voyez des singes dans un arbre avec des fruits, que font-ils ? Ils attrapent un fruit, le mordent, puis en prennent un autre, le jettent en bas, en tirent un autre, le jettent en bas et que voit-on ? En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ils ont détruit l’arbre et vous trouvez des fruits à moitié mangés sur le sol sous l’arbre. Donc, ne mettez pas le contrôle entre les mains des singes. Les singes doivent apprendre qu’ils ne sont pas les maîtres. Cela ne marche pas. Vous aurez beau nourrir le singe, il ne sera jamais satisfait et il ne fera que semer de la destruction partout où il ira. Ne le mettez donc pas aux commandes.
Q : Jetsunma, le Bouddha dit que le karma de la colère est 8 fois pire que celui du désir. Mais il est beaucoup plus difficile de se détacher du désir que de la colère. Pouvez-vous développer ce point ?
T.P. Oui. Si nous avons beaucoup de colère dans notre cœur, nous ne serons pas à l’aise. Nous nous faisons des ennemis. Nous sommes toujours en train de nous battre avec les gens et, au fond, nous ne sommes pas heureux, alors nous aimerions bien nous débarrasser de la colère. Souvent, les gens demandent : “Comment puis-je surmonter ma colère ?” Et il existe de nombreux livres sur la façon de surmonter la colère, car tout le monde aimerait ne pas être en colère. Cela cause beaucoup de problèmes, cependant, le désir est beaucoup plus délicat à éradiquer car lorsque nous pensons obtenir l’objet de notre désir, nous pensons être heureux, et donc plus nous pouvons désirer et satisfaire notre désir, plus nous avancerons sur le chemin du bonheur – c’est au moins ce que nous pensons d’habitude. Il est difficile pour les gens de reconnaître que, comme l’a dit le Bouddha, la cause de notre souffrance est notre esprit de désir. Normalement, les gens ne veulent pas se débarrasser de leurs désirs, ils veulent juste les satisfaire et ne reconnaissent pas qu’en fait, leur malaise intérieur est la cause de leur problème d’emblée. L’avidité est comme l’eau salée. Nous pouvons boire tout l’océan, nous aurons toujours soif. J’explique parfois cela avec cet exemple : quand je vivais dans la grotte dans les montagnes, il y avait dehors une sorte de patio en terre dure, ce qui était bien, mais quand il pleuvait ou qu’il neigeait, il se transformait en boue. J’avais besoin de mettre des dalles, des pierres plates pour pouvoir marcher dessus et que ce ne soit pas boueux. Sur cette terre bien tassée, il y avait ces groupes de petites fleurs jaunes, très douces, en petites grappes ici et là, très gentilles, mais quand j’ai mis les dalles, j’ai décidé de les arracher parce qu’elles déséquilibreraient les pierres, alors j’ai commencé à essayer de les retirer mais elles ne voulaient pas remonter, quelle que soit la force avec laquelle je tirais sur elles. J’ai alors pris une pioche et j’ai commencé à creuser pour voir où se trouvaient les racines de ces petites fleurs et ce que j’ai trouvé en dessous était tout cet énorme système de racines ; des racines épaisses comme ça, toutes interconnectées et tout ce que vous voyiez, c’était ces petites fleurs très innocentes et j’ai pensé, « C’est comme le désir… il a l’air très innocent en surface mais il a des racines épaisses et très profondes dans notre psyché. Et donc il est difficile de déraciner le désir ».
Q : Alors comment l’aborder de manière pratique ?
T.P. Eh bien, en fait, grâce à la pleine conscience, en étant conscient de l’esprit, nous pouvons dire que chaque sensation sensorielle que nous recevons par nos yeux, ce que nous entendons, ce que nous goûtons, ce que nous touchons – nous y répondons immédiatement – soit nous l’aimons, soit nous ne l’aimons pas. Ce point est également abordé plus tard dans l’une de vos questions. C’est très important. Cela se produit très rapidement. En fait, ce n’est pas une sensation très forte. Tout ce que nous voyons, que ce soit agréable ou non, est une réaction à cette sensation. Si c’est agréable, alors l’avidité ou le désir apparaissent. “J’aime ça, je le veux” ou si c’est désagréable “Je n’aime pas ça”. Il y a immédiatement de la colère, du désir, de l’avidité ; ils surgissent automatiquement et si nous ne faisons rien à ce sujet, nous constatons que cela influence toutes nos actions. S’accrocher à ce que nous aimons et avoir de l’aversion pour ce que nous n’aimons pas ; les gens, les goûts, la nourriture, les sons, tout. Nous devons être conscients. Nous avons à décider quoi faire, est-ce que c’est utile ou inutile ? De cette façon, nous devenons maîtres de notre propre esprit. Je veux dire que le but est qu’habituellement nous sommes conduits par nos pensées, nos sentiments et nos réactions et que nous sommes esclaves de nos impulsions au lieu de contrôler notre propre esprit.
Q : Jetsunma, certains enseignants qui se disent bouddhistes affirment ou laissent entendre ouvertement qu’ils ne croient pas à la loi du karma. Pensez-vous que cela soit juste ?
- P. Lorsque les bouddhistes occidentaux pensent au bouddhisme, ils pensent à la méditation. Ce n’est pas vrai en Asie, mais bien sûr la pleine conscience est très populaire maintenant en Occident et on parle beaucoup de compassion et d’amour bienveillant. De plus, vous le savez, le bouddhisme est plutôt logique et rationnel, donc les gens sont attirés par lui, mais le problème est qu’ils veulent que le bouddhisme corresponde à leurs propres idées préconçues. Ils ne veulent pas vraiment élargir leur esprit au-delà de ce qui leur semble confortable dans leur propre zone de confort, en ce qui concerne ce qu’ils croient et ne croient pas. Parce qu’en Occident, la plupart des gens ne croient pas à la renaissance et au karma, ils ont donc l’impression que c’est quelque chose qui leur est étranger, quelque chose auquel les Asiatiques croient, mais pas quelque chose auquel les Occidentaux rationnels doivent croire. C’est ok si c’est présenté comme leur opinion, mais qu’ils ne viennent pas dire que c’était ce que pensait le Bouddha et les bouddhistes. Et tous les millions de références au karma et à la renaissance dans les textes et tous les enseignements du Bouddha et de tous les maîtres jusqu’à aujourd’hui, sont alors considérés comme fondés sur des idées fausses. Elles sont toutes fausses. J’ai raison, et je n’y crois pas, donc le Bouddha n’y croyait pas non plus. Je pense que c’est aller trop loin. Ce n’est pas parce que vous n’y croyez pas que le Bouddha doit croire ce que vous croyez. Je veux dire, en fait, que nous sommes ignorants. Nous ne savons pas tout. Vous savez que le Bouddha était pleinement illuminé et que de nombreux maîtres qui l’ont suivi l’étaient aussi et ils disent que le karma et la renaissance existent parce qu’ils l’ont vu. Alors comment pouvons-nous dire qu’ils n’existent pas parce que nous n’y croyons pas ? Cela ne correspond pas à ce que je pense. En fait, l’idée du bouddhisme est celle du Samsara, c’est-à-dire un cycle de naissances, de morts, de renaissances et de morts, que nous devons essayer de briser. C’est une roue qui tourne en rond, de renaissance en renaissance. Si on élimine le karma et la renaissance, ce n’est plus une roue où l’on naît et on meurt. C’est linéaire. La renaissance ? Il n’y a rien de tel dans la vision occidentale. Je vis ma vie et quand je meurs, c’est fini. Dans le bouddhisme, comme vous le savez, parce qu’il n’est pas de théiste, il n’y a pas l’idée d’un Dieu créateur qui décide de ce qui va nous arriver et qui, à la fin, jugera comment nous avons géré les choses. Donc, la loi du karma dit “non” à l’idée de justice divine, ce qui nous arrive est le résultat d’actions que nous avons nous-mêmes commises dans le passé et la façon dont nous réagissons à ce qui nous arrive maintenant, d’instant en instant, créant ainsi notre avenir. Il y a donc une justice, un équilibre entre les bonnes et les mauvaises actions. Il y a une raison pour laquelle les choses nous arrivent – ce n’est pas seulement arbitraire. Mais si vous jetez le karma et la renaissance par-dessus bord, alors il n’y aura plus aucune raison pour laquelle les choses nous arrivent. Nous penserons que les choses arrivent comme ça tout simplement et la façon dont nous y répondons est seulement pour cette période présente, sans plus. Alors pourquoi ne pas simplement être à l’aise, être bon, être gentil et s’aider soi-même, tout en aidant les autres. Pourquoi s’efforcer d’aller au-delà de tout cela. Il n’y a pas de motivation. Vous savez que tout se terminera de toute façon à notre mort, alors à quoi bon ? D’un point de vue bouddhiste sur la boddhicitta, (l’esprit d’éveil et de compassion), l’idée de s’efforcer d’aider les autres à atteindre l’illumination n’a aucun sens si l’on n’a qu’une seule vie.
Q : Pensez-vous que pour être bouddhiste, il suffit de pratiquer et pas nécessairement de croire ?
T.P. Vous pouvez vous tromper avec cela. Rien ne dit que vous ne pouvez pas, et si vous prenez refuge dans le Bouddha, les enseignements et la communauté, alors vous êtes officiellement bouddhiste, mais vous avez rejeté la plupart du dharma. Mais si cela vous convient, vous pouvez être heureux tant que vous essayez d’être une bonne personne. C’est suffisant. Personnellement, je pense que nous devrions estimer qu’il y aura une vie future ; alors nous essaierons de faire de notre mieux et s’il y a une vie future, nous serons heureux d’avoir fait cet effort et sinon, de toute façon, nous aurons vécu une vie qui aura été bonne. Mais vous savez, il n’y a pas de dogme qui dit que vous devez croire en ceci ou cela. Toutefois, sans le karma, la renaissance et l’idée de cycles sans fin, une grande partie des principaux enseignements bouddhistes perdent leur sens. Mais vous pouvez vous dire bouddhiste même si vous ne croyez pas à cela. Il n’y a rien qui interdise cela.
Q : dans le livre compilé par le Dr Jacques Vigne (p. 17), vous dites que si vous voulez sauver le monde, vous devez d’abord vous sauver vous-même. Est-il possible et réaliste de vouloir sauver le monde ? Cela peut-il être concilié avec la réalité ?
T.P. D’un point de vue bouddhiste, nous avons un long chemin à parcourir. Nous avons tellement de longues vies pour accomplir la sagesse et atteindre la compassion inconditionnelle que nous ne devrions pas être trop pressés. Nous nous transformerons petit à petit. Cela ne se fait pas intellectuellement. Il faut du temps pour passer de la tête au cœur et se transformer réellement. Néanmoins, nous ne devrions pas être déprimés car il y a encore tellement de bonté dans le monde et nous devrions nous concentrer davantage là-dessus. Quelqu’un vient de m’envoyer un article sur le Liban, où il y a une grande pénurie de médicaments dont les gens ont vraiment besoin et qu’ils ne peuvent pas obtenir, et où un certain site Web a été créé pour que d’autres personnes essaient de trouver les médicaments gratuitement. Ils vont faire tout leur possible pour vous trouver ces remèdes. Ce genre de crise fait ressortir le bon côté des gens. Nous ne devrions pas nous concentrer sur tout ce qui est mauvais. La bonté inhérente qu’il y a dans les gens, et qui ressort dans les moments de traumatisme et de tragédie, lentement nous transforme aussi. Nous devons le vouloir suffisamment. Il faut de la pratique et de l’habileté pour maîtriser cela.
Q : Est-il juste de dire qu’une grande partie du stress qui sévit dans notre monde moderne provient d’un excès de désir et de la peur qu’il ne soit pas satisfait ? La solution de base ne serait-elle pas de laisser tout cela se dissoudre dans l’espace lumineux de la méditation qui développe la capacité d’action altruiste spontanée ?
T.P. (Rires) Il est évident que si nous devenions tous illuminés, cela aiderait vraiment la planète, car elle serait remplie d’êtres de compassion. Cela aurait un charme fou, mais il est peu probable que cela se produise. Les racines de l’avidité et de la haine dans notre psyché, comme nous l’avons déjà dit, sont vraiment très profondes et elles sont maintenues en place par une ignorance égocentrée fondamentale, comme le sens du « je », de notre place à nous au centre de tout, comme des araignées tissant sans cesse leur toile et se plaçant au centre de celle-ci. C’est notre problème. Nous le savons. “Je n’aime pas ceci/cela, je veux ceci, j’aime cela.” Alors pour déraciner et surmonter ces habitudes profondes, il faut énormément de sagesse et de prises de conscience. Même les pratiquants très sincères ont du mal à transformer leur esprit. Cela demande tout simplement beaucoup de travail parce que nous avons des émotions négatives très profondes, que, du point de vue bouddhiste, nous avons héritées d’innombrables vies passées, donc elles sont très fortement ancrées dans notre psyché et il faut du temps pour les transformer. Cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Pour dire vrai, c’est à cela que sert la méditation. Il s’agit de reconnaître ce qui se passe dans l’esprit, puis de le changer progressivement, de le transformer. Utiliser notre vie quotidienne comme notre pratique ; les gens avec lesquels nous entrons en contact, s’ils sont gentils avec nous ou s’ils ne le sont pas…. Comment répondons-nous à cela. Comment utilisons-nous cela dans le cadre de notre pratique, de notre formation. C’est un processus continu et c’est à cela que sert notre vie ; à développer notre sagesse innée, à développer notre compassion innée, à la découvrir. Je veux dire que tout est là, à l’intérieur de nous, mais que c’est bien recouvert.
Q : Vous racontez l’histoire d’un vieux Yogi qui avait écrit une maxime sur le mur de sa chambre. “Ni méditation, ni distraction” disait-il. Pouvez-vous l’expliquer ? Comment y parvenir ?
T.P. : Ce que cela signifie, c’est qu’on ne veut pas ici d’une “méditation fabriquée” avec effort. Pas d’effort, juste regarder. Détendez-vous simplement en prenant conscience de tout ce qui se présente. C’est comme regarder les nuages dans le ciel, et aussi le ciel lui-même sans être attaché, de façon relaxée. Pas de jugement, seulement de la conscience, cette qualité « d’être en train de connaître » (knowing) de l’esprit. Rejouer le scénario comme un film. Nous faisons cela en laissant passer les choses. C’est comme regarder par la fenêtre d’un train, on passe près des bidonvilles ou de la campagne, on ne sort pas du train en voulant s‘engager avec ce qu’on voit, on ne fait que passer). Mais sans s’engager.
Q : A propos de faire face à la colère. Vous nous conseillez de rejouer le scénario comme un film. Faisons-nous cela en méditation ?
T.P. Pensez à la situation où nous nous mettons en colère contre quelqu’un. Après coup, nous nous disons : ” Pourquoi ai-je fait cela ? “. Ou “Je n’aurais pas dû faire ça”. Nous ne nous sentons pas bien dans notre peau. Alors, nous pouvons nous asseoir, revenir à notre souffle et repasser l’épisode, comme si on le regardait à la télé, sans jugement, sans excuses, sans dire “ce que je voulais vraiment dire, c’était…”. Essayer simplement de voir comment c’était, se souvenir et être honnête avec soi-même. Voir pourquoi c’est arrivé, voir pourquoi ce n’était pas un bon scénario et pourquoi on a eu des regrets après coup. Vous savez, on ne se sent pas bien. Ensuite, nous pouvons essayer d’imaginer comment nous aurions pu jouer différemment, comment nous aurions pu réagir plus habilement, qu’aurais-je dû dire ou faire ? Nous entraînons ainsi l’esprit avec des habitudes positives. Nous nous mettons en colère et disons ensuite que nous avons fait de mauvaises choses parce que nous avons l’habitude d’être contrariés et en colère. Maintenant, nous entraînons notre esprit à devenir plus patient, plus habile et plus sage.
Q : Vous conseillez aux sadhakas (p.19) : « Nous pouvons nous mettre à ranger notre maison intérieure en jetant à la poubelle ce qui est inutile. Ramassez tout ce qui traîne et demandez-vous : ” Est-ce utile ou non ? Pourquoi ai-je transporté cela depuis le début ? Débarrassez-vous-en. Faites un bon et grand nettoyage de printemps ! » Comment bien discerner et distinguer ce qu’il faut garder et ce qu’il faut jeter ?
T.P. J’ai lu récemment que les Soufis ont quelque chose appelé les trois portes et que pour passer ces portes, il faut se poser trois questions. Celles-ci sont : “Est-ce vrai ? Est-ce utile ? Est-ce bienveillant ? ”. Nous avons tant de nos pensées et de nos désirs qui ne répondent pas vraiment à ces critères ! Ils ne sont pas réellement véridiques ou certainement pas utiles, et ils ne vont pas jusqu’au point d’être aimables. En outre, tant de nos idées et opinions sont souvent « rachetées d’occasion » ! Si nous examinons nos pensées, nos mémoires, nos opinions, nos idées, beaucoup d’entre elles viennent d’autres personnes, nous ne les avons pas vraiment examinés pour nous-mêmes : est-ce réellement utile, est-ce vrai ? C’est ainsi que nous pouvons faire la distinction, nous pouvons regarder ces choses, nous pouvons regarder nos pensées, voir qu’elles ralentissent et ensuite en profiter pour les examiner en profondeur. Et nous pouvons aussi regarder cet écart entre les pensées, cet espace entre les pensées, qui est le silence intérieur de l’esprit. Dans ce silence, toute chose surgit, nous pouvons voir tellement clairement ce qui est vrai, ce qui est utile et nécessaire, ce qui est bienveillant. Oui, cela, nous le maintenons ! Le reste, vous savez, pourquoi s’encombrer l’esprit avec ça ? Toutes ces nourritures toxiques nous parviennent, surtout à travers les médias. Cela nous alourdit, c’est comme dans une maison qui est remplie de tellement de choses qu’on ne peut plus bouger. Il n’y a plus d’espace, il n’y a plus de lumière, tout est juste rempli de meubles inutiles que nous avons achetés il y a des années. Voilà notre esprit. La méditation nous donne donc un espace intérieur (Jetsunma fait un grand geste englobant avec un sourire), un silence intérieur et de la place pour pouvoir évoluer.
Q : Vous dites (p.20) : « Dès que nous avons l’idée : ‘je suis vigilant’, nous ne sommes plus vigilants. Nous avons juste une pensée à propos d’être vigilant. La vraie vigilance est non verbale ».
La prise de conscience de notre vigilance nous fait-elle perdre celle-ci ? Et comment la conserver dans ce cas ?
T.P. Je pense que je parlais dans le contexte d’alors d’être vigilant, c’est-à-dire d’être attentif. Prenons par exemple le fait d’être conscient de boire du thé : nous devrions le faire sans juger la façon dont nous le faisons, ni faire de commentaires à ce sujet. Juste savoir que nous le buvons. Parce que, si nous commençons à commenter : “Oh, je suis conscient de boire du thé, donc c’est trop facile d’être attentif, et blablabla blablabla… !”, vous n’êtes alors plus attentif. La pleine conscience signifie être complètement ‘un’ avec l’action – sans la commenter. Juste savoir, juste être ‘un’ avec le fait de boire du thé. Dès que nous commençons à parler à son propos, en étant conscient que nous sommes conscients, la conscience revient au niveau conceptuel. Vous n’êtes plus dans l’esprit conscient, comprenez-vous ? Cette conscience, cette conscience observatrice de l’esprit est différente du courant mental ordinaire. Elle consiste à être complètement présent dans l’instant, sans commentaires.
Q : Jetsunma, parfois, nous avons l’impression de perdre notre attention, notre vigilance avec l’âge. Est-ce normal ?
T.P. Pas du tout ! Chez la plupart des gens, même les jeunes, l’esprit est tellement sauvage et difficile à maîtriser !… Il s’agit de se détendre. Souvent, nous nous tendons trop. Nous devons avoir un espace ouvert, mais en même temps avoir la focalisation. Soit nous savons, soit nous ne savons pas ; je veux dire, soit nous sommes conscients, soit nous ne le sommes pas. C’est très simple et nous devrions permettre à l’esprit de se reposer dans cette connaissance.
Q : Vigilance, attention, concentration, quelle est la différence entre toutes ces notions selon les enseignements bouddhistes ?
T.P. En fait, ce ne sont que des mots. C’est très difficile à savoir les différences exactes. Les termes classiques des textes sanskrits ont été traduits au moyen de différents mots par différents interprètes. Cependant, la concentration signifie que nous accordons notre attention à une seule chose à la fois. C’est de l’attention, en fait. Dans la concentration en un seul point, par exemple, nous sommes conscients de la respiration, et de rien d’autre. Et plus nous sommes capables de nous “nicher” sur notre objet d’attention, plus la concentration vient. Cela se poursuit jusqu’à ce que nous nous fondions en quelque sorte dans l’objet, jusqu’à atteindre une sorte de samadhi. La vigilance est la faculté de l’esprit qui sait si nous sommes présents ou non, elle sait ce que nous faisons à ce moment-là : sommes-nous attentifs ou non ? Donc, elle surgit en quelque sorte pour jeter un coup d’œil : “Que se passe-t-il dans l’esprit ? Avons-nous perdu notre focalisation, ou non ? Si c’est le cas, elle nous rappelle de retrouver notre pleine conscience, si ce n’est pas le cas, elle prend simplement du recul et se repose. Il s’agit donc de la capacité d’attirer l’attention sur ce qui se passe dans l’instant, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur.
Normalement, nous sommes juste emportés par nos pensées. Nous ne savons même pas que nous sommes assis. Nous marchons, mais notre esprit est dans tous les sens. Nous ne sommes pas conscients que nos pieds touchent le sol. Nous passons donc à côté de tant de choses, parce que notre esprit est généralement pris dans le passé ou qu’il s’emballe et s’inquiète au sujet de l’avenir. En fait, à propos de ce qui se passe réellement maintenant… nous ne sommes tout simplement pas conscients ! Donc, nous le ratons !
Q : Jetsunma, vous dites (p21) : « Derrière la cacophonie, le bruit de la douleur, il y a le silence sous-jacent. Donc, la douleur elle-même peut être une grande pratique. »
Comment quitter le son fort et imposant de la douleur pour arriver au silence sous-jacent ?
T.P. Je pense que ce thème est vraiment important pour les gens : comment gérer la douleur. L’essentiel est de se reposer dans la douleur au lieu d’y résister [Jetsunma fait une allitération en anglais rest or resist]. Habituellement, quand nous avons un mal quelque part, nous voulons l’éviter. Lorsque nous nous faisons mal, nous n’aimons pas cela, nous y résistons. Le Bouddha a dit qu’il y a deux types de douleurs : la première est physique, elle est inévitable parce que nous avons un corps. À un moment ou à un autre, il va avoir mal. Bien sûr, vous pouvez prendre des analgésiques, mais en gros, il y aura une douleur à un moment ou à un autre. Mais le deuxième type de douleur est la souffrance mentale : j’ai une douleur physique, je ne l’aime pas, je veux l’éviter, et donc cela augmente ma souffrance. Cela peut être évité. Nous n’avons pas besoin d’en vouloir à notre douleur. Nous pouvons l’accepter telle quelle est et ne pas nous en inquiéter. En même temps, si nous avons mal, c’est une sensation très forte dans le corps. Donc, au lieu de l’éviter, nous pouvons l’utiliser comme objet de notre attention, car elle est très puissante. Sans la juger, sans y résister, nous pouvons l’observer. Ainsi, nous connaissons la douleur, nous la ressentons et l’acceptons : nous sommes avec elle, et en tant que concentration, nous percevons en elle toutes sortes de sous-types de douleurs, des douleurs lancinantes, des douleurs perçantes, tout ce que nous faisons, c’est de les observer, simplement les connaître comme objets de méditation. Puis l’esprit se calme et va au-delà de ce sentiment de “bruit de la douleur”. Il va à un niveau subtil au-delà de la douleur. Cela peut être une méditation très puissante, en fait… parce que la conscience de la douleur a une telle force d’attraction ! Mais normalement, nous nous crispons, nous y résistons, nous ne la voulons pas… Pourtant, si nous l’acceptons, cela opère un vrai changement.
Q : Nous refusons la douleur et parfois nous avons trop peur d’avoir mal !
T.P. Exactement ! Cela provoque une souffrance mentale et c’est cette souffrance mentale, qui n’est pas nécessaire. Nous n’avons pas besoin d’avoir une souffrance mentale en plus d’une souffrance physique. Cela dépend de notre attitude envers la douleur physique. Si notre attitude à son égard est l’ouverture, l’acceptation et l’utilisation de celle-ci comme pratique, alors il n’y aura pas de souffrance mentale. C’est pourquoi les grands pratiquants de méditation, même lorsqu’ils étaient très malades, étaient toujours très joyeux. Ils ne souffraient pas dans leur esprit. Ils ne souffraient que dans leur corps.
Q : Alors, la première étape est d’accepter cette douleur ?
T.P. Oui ! La douleur n’est que la douleur. Il existe de plus ce type de pratique : imaginer que nous accueillons la douleur du monde et que nous lui rendons la santé et le bien-être, afin de l’utiliser pour développer notre empathie et notre compassion. Encore une fois, l’esprit n’est pas bouleversé, l’esprit ne souffre pas.
Q : Vous dites à propos de la colère générant un mauvais karma (p24) : « Même si la cause que nous défendons est juste, si nous sommes motivés par la colère, cela nous créera un mauvais karma. »
La colère crée-t-elle toujours un mauvais karma ? Même pour rétablir ce qui est juste, ne faut-il pas avoir de la colère ?
T.P. Le problème réside dans ce qu’on appelle la colère juste, l’indignation juste. Lorsque nous accomplissons nos actions, si le sentiment sous-jacent est toujours la colère, ce ne sera pas bon. Les personnes qui ont une profonde colère sous-jacente rentrent dans cette catégorie. Elles trouveront toujours quelque chose pour alimenter, pour justifier leur colère. Elles se plaindront et feront la morale à propos de ceci ou de cela. Il y aura toujours quelque chose à redire puisque le mal est tellement répandu dans le monde. Ce qui se passe, c’est que cela jette encore de l’huile sur le feu, cela ne calme pas notre colère, cela la nourrit encore plus. Il y a toujours un sentiment du genre : “J’ai raison, tu as tort !” Et donc, immédiatement, il y a conflit. Vous vous camper sur un sentiment d’indignation, et cela suscite la colère de l’opposition. Donc, ce sera toujours conflictuel. Vous n’arriverez jamais à une autre manière de voir que : “Mon point de vue est le bon !” Nous créons ainsi des conflits et des oppositions. Cela ne résoudra jamais les problèmes, car il s’agit d’une attitude alimentée par la négativité. Nous devons agir avec compassion et lucidité. La compassion ne consiste pas seulement à être mignons, passifs et faibles, comme on l’imagine souvent. La compassion peut être très puissante et elle se manifeste même parfois par de la colère. Mais la racine n’en est pas la colère, la racine est de voir clairement la situation et la façon de la gérer. C’est comme une mère qui regarde son enfant : il y a une casserole d’eau bouillante sur la cuisinière, l’enfant va vers elle et la mère dit : “Non, ne va pas vers cet endroit, tu vas te brûler”. “Si l’enfant insiste malgré le refus de la mère et met les bras vers la casserole, la mère saisit l’enfant, le tire en arrière et même le secoue ! Mais elle ne le fait pas par colère envers lui, elle agit par compassion, en reconnaissant que l’enfant agit par ignorance et qu’il finira par se blesser et ainsi faire du mal à sa mère. De cette façon, elle peut sembler très courroucée et l’enfant aura très peur, mais elle ne déteste pas son enfant, elle l’aime, c’est pourquoi elle veut l’empêcher de commettre des actions qui lui causeront de la souffrance ainsi qu’aux autres. Par conséquent, lorsque nous voyons des personnes qui accomplissent des actes qui ne sont pas justes, nous devrons avoir de la compassion pour leur ignorance, parce qu’elles vont se nuire à elles-mêmes par le biais d’un mauvais karma. Ainsi, nous serons motivés pour les stopper. Mais nous voulons les arrêter parce que nous comprenons, parce que nous voyons la situation plus clairement et par compassion, et non parce que nous voulons d’une manière ou d’une autre leur faire du mal ou parce que nous les haïssons.
Q : Jetsunma, selon votre propre point de vue, pouvons-nous être un tigre et avoir de la compassion en même temps, parce que vous conseillez réellement d’être un tigre ?
T.P. (En riant) Vous savez, dans le Tantra, le bodhisattva de la compassion est Avalokiteshvara. Il est représenté tout blanc, souriant, tenant un lotus, tout ce que vous pensez être de la compassion….très doux ! Om mani padme hung est son mantra. Mais l’envers de ce bodhisattva blanc et souriant est Mahakala. Son nom signifie le Grand Noir et il est le chef de tous les protecteurs, les Dharmapala-s, qui sont très furieux et prêts à arracher leurs ennemis, comme des tigres. Mais il est compatissant : il n’est pas fondé sur la colère mais sur la sagesse et la compassion. Il représente l’autre facette d’Avalokiteshvara, le bodhisattva pacifique. Ainsi, parfois, même les bodhisattvas doivent apparaître comme coléreux pour empêcher les gens de faire des choses qui les blesseraient, que ce soit eux ou les autres.
Q : Voulez-vous dire qu’il a montré de la colère sans être en colère à l’intérieur ?
T.P. Oui, et la personne qui interprète cela comme de la colère est exactement comme l’enfant qui dit : “Oh, maman est en colère contre moi !”. La maman n’est pas en colère contre l’enfant, elle essaie juste de l’empêcher de se faire du mal. Les sages n’ont pas de colère, mais celle-ci vient du fait qu’ils voient clairement la situation, que les gens font des bêtises et qu’il faut les arrêter !
Q : En parlant de la pratique quotidienne, vous dites à propos des Lamas que vous avez rencontrés (p26) : « Ils sont tous d’accord pour dire que la vraie voie du succès est de rester concentré et de garder la pratique simple et signifiante pour vous ».
Que signifie réellement pour nous une pratique simple et signifiante ?
T.P. Il y a tellement de voies et de pratiques spirituelles qui s’offrent à nous aujourd’hui, plus que jamais ! Et en même temps, nos vies sont si occupées, si compliquées, si pleines de contraintes. Alors, ce dont nous avons besoin, c’est d’une pratique spirituelle qui n’agisse pas comme un fardeau supplémentaire et ne rende pas notre vie encore plus emmêlée. Certaines voies spirituelles sont très complexes. Nos esprits sont déjà remplis de toutes sortes d’idées et d’opinions, de ce que les gens voient dans les médias et à la télévision, la plupart représentant une nourriture toxique. Nos vies sont tellement encombrées et occupées ! Nous devons donc nous ouvrir et, comme nous l’avons déjà dit, avoir des pratiques qui nous aident à nous débarrasser de ce désordre, à faire de l’espace pour nous à l’intérieur, sans ajouter de complexités supplémentaires. Il est donc important de trouver une manière de pratiquer qui soit simple et facile à intégrer dans notre vie quotidienne. Chaque personne est différente et ce qui plaît à certaines personnes peut ne pas plaire à d’autres. C’est comme ces aliments, qui plaisent à certains mais rendent d’autres allergiques et malades. Nous devons donc garder notre pratique simple, mais il est également important de cultiver une conscience, un sens de la présence dans notre vie et, en même temps, de cultiver un cœur ouvert, d’être plus bienveillant, plus généreux, plus patient. C’est très simple : en fait, tout ce qui se passe dans notre vie quotidienne n’est pas séparé de notre méditation. Si nous n’appliquons pas notre pratique dans notre vie quotidienne, cela ne nous aidera en réalité jamais. L’esprit doit se transformer, si nous ne sommes pas tant en colère, si nous ne sommes pas autant avides, si nous ne sommes pas si jaloux, si nous ne sommes pas tellement absorbés par moi-moi-moi, si nous nous intéressons davantage aux autres, si nous les aidons et si nous sommes plus centrés en conscience sur nous-mêmes, notre esprit devient plus présent, plus calme. Certaines personnes trouvent utile de répéter un mantra ou une courte prière tout au long de la journée, en silence, dans leur cœur. Cela peut également nous aider à mieux nous centrer. Les gens sont différents, mais quelle que soit notre pratique, nous devons l’intégrer à notre vie quotidienne. Sinon, cela ne fonctionnera pas.
Q : Dans votre monastère, Jetsunma, conseillez-vous des pratiques simples ou intensives ?
T.P. La plupart de nos moniales étudient la philosophie, mais elles accomplissent des rituels tous les jours et une demi-heure de pratique de shamatha chaque matin. Et puis, maintenant, dimanche prochain, elles vont entamer une retraite de deux mois où elles vont garder le silence. (Rires) Donc, imaginez cette centaine de jeunes femmes qui gardent le silence, qui ne parlent pas pendant deux mois… C’est assez étonnant : en fait, elles le font ! Elles deviennent extrêmement centrées, concentrées, et je les encourage à être toujours attentives. Pourtant, ce sont des jeunes femmes, et certaines d’entre elles sont même de simples enfants, alors… (Rires). Quoi qu’il en soit, elles continuent à s’exercer à la vie spirituelle en étant plus attentives, ce sont de bonnes jeunes filles.
Q : Vous conseillez de faire de la vie quotidienne elle-même une pratique (p27) : « Si nous n’utilisons pas notre vie quotidienne comme une pratique, rien ne changera jamais. Il ne suffit pas d’aller dans des centres du Dharma, ni même de faire sa méditation quotidienne. Peu importe la quantité de connaissances intellectuelles que nous absorbons et l’intelligence avec laquelle nous comprenons les concepts et les idées. »
Comment transformer la vie quotidienne en une pratique spirituelle, alors qu’elle se déroule souvent de manière automatique et trop rapide ?
T.P. Nous avons développé auparavant ce point : nous ne devons pas être pris dans les souvenirs du passé, il nous faut être présents à ce que nous faisons : vous savez, ce que nous faisons est ce que nous faisons ! C’est à cela que sert notre vie. Il faut regarder où se trouve notre esprit maintenant, autant que nous pouvons nous en souvenir : quelles sont nos pensées, que fait l’esprit à l’instant même ? Nous devons interagir pareillement avec le corps : lorsque nous sommes assis, savoir que nous sommes assis, lorsque nous marchons, savoir que nous marchons. Si nous sommes stressés, ramenons notre attention sur la respiration, en inspirant, en expirant, en nous faisant revenir simplement au moment présent. Quelles que soient les personnes que nous rencontrons, reconnaissons dans notre cœur que tous les êtres préfèrent être en bonne forme plutôt que de souffrir. Nous préférons tous que les choses soient agréables pour nous. C’est la vérité : personne ne veut souffrir. Nous nous devons de reconnaître que tous les êtres sont ainsi, et donc leur souhaiter de bien se porter, quelle que soit la façon dont ils nous traitent, même s’ils sont grossiers, ou indifférents, ou au contraire amicaux : du fond de notre cœur, nous leur souhaitons d’être bien et heureux, de cultiver la générosité, le partage, de cultiver la patience lorsque les gens ou les circonstances sont difficiles. Tout cela fait partie de ce qui est, et c’est ainsi que notre vie quotidienne devient notre pratique. À l’intérieur de nous-mêmes, lentement, nous sentons qu’un changement survient. Je dis toujours que la meilleure recommandation, le meilleur encouragement pour notre pratique, c’est lorsque nos familles nous disent : « Tu es plus bienveillant aujourd’hui : qu’as-tu donc fait ? » Nous savons alors que nous avons progressé, car il y a un changement pour le mieux dans les choses ordinaires.
Q : Jetsunma, vous parlez d’entraîner notre esprit : devons-nous le faire dans notre vie quotidienne, ou en méditation, ou les deux ?
T.P. Les deux ! Bien évidemment, ce n’est pas l’un ou bien l’autre, c’est l’un et l’autre ! Donc, il nous faut avoir une pratique quotidienne et répercuter cette pratique dans notre vie quotidienne. De plus, lorsque nous avons l’occasion de faire une retraite – une retraite guidée spécifique si nous ne savons pas grand-chose — et que nous la faisons pour de bon, notre progrès spirituel devient le point central de notre esprit. Comment puis-je utiliser cette vie pour être utile à moi-même et aux autres ? C’est le but de la vie : faire des progrès spirituels afin d’être utile au monde. Cela inclut les personnes difficiles : comment les gérer ?
Q : Parfois, nous observons certains sadhaks, nous constatons qu’ils sont très bons en méditation mais pas aussi bons dans la vie quotidienne ou l’inverse, dans la vie quotidienne ils sont bons mais en méditation ils n’ont pas tant d’expérience ou ils ne sont pas si réguliers que cela.
T.P. Il est donc bon d’avoir un équilibre : d’avoir une pratique intérieure et que cette pratique rayonne dans votre vie quotidienne. Si nous sommes dans une église, un temple ou une mosquée et que nous avons l’air très bons et vertueux, mais que lorsque nous retournons dans notre famille ou à notre travail nous ne sommes pas clairs du tout, alors, à quoi bon ? Il est préférable d’être bienveillant dans la vie quotidienne tout en n’ayant pas l’air très religieux que l’inverse. Pourtant, le mieux est de faire les deux. Ces deux aspects doivent se soutenir mutuellement.
Q : Vous connaissez depuis longtemps notre maître Swami Vijayânanda. Quelle impression de lui reste-t-il en vous 11 ans après son départ ?
T.P. En réalité, je ne connaissais pas très bien Swami Vijayânanda. Je ne l’ai rencontré qu’à de très rares occasions lorsque je me rendais à l’ashram de Mâ. Je ne suis pas vraiment la personne appropriée pour parler de lui, mais l’impression que j’en ai eue lorsque je l’ai rencontré à ces occasions était qu’il était un vieux moine très bienveillant et sage. C’était quelqu’un qui ne faisait plus ‘qu’un’ avec sa sâdhana spirituelle. Je veux dire qu’il était authentique. C’était un homme d’une grande intégrité. Je l’aimais aussi parce qu’il avait un grand sens de l’humour. Il aimait rire, et j’ai toujours pensé que c’était très bon signe.
Q : Vous conseillez souvent à vos disciples : “poussez-vous avec douceur”. Qu’est-ce que cela signifie en pratique ?
T.P. Le problème, c’est que souvent, lorsque les gens s’intéressent à la voie spirituelle et à la pratique, l’ego prend le dessus et il est très idéaliste – ou alors très impatient : il veut arriver le plus vite possible au but : « Je veux obtenir l’illumination ! Comment puis-je savoir quand j’aurai l’illumination ? » Donc, c’est l’ego qui parle. Ainsi, lorsque nous poussons trop fort les pratiques, c’est notre ego dissimulé par derrière qui les pousse. Ce qui se passe, c’est qu’en nous, notre énergie pranique est déséquilibrée, et en fait, nous pouvons tomber très malades, Nous pouvons aussi devenir très stressés, très tendus, ce qui est contre-productif. Si nous en arrivons au point de ce déséquilibre pranique, la situation est très difficile à surmonter. Cela cause beaucoup de stress mental et peut aussi provoquer des maladies physiques. Il faut donc être prudent. D’un autre côté, si nous ne faisons aucun effort, les choses ne bougeront pas et nous n’arriverons à rien. Ainsi, le Bouddha a conseillé à un moine qui faisait beaucoup d’efforts et qui s’est retrouvé dans une situation difficile : « Avant de devenir moine, tu étais musicien, tu jouais du luth. Quand les cordes étaient trop serrées, que se passait-il ? Peut-être qu’elles faisaient un son dur et qu’elles se cassaient. Et si elles étaient trop lâches, alors elles ne produisaient pas assez de son. Par contre, lorsque tu les accordais correctement, elles produisaient une belle mélodie ». De cette façon, le Bouddha nous conseille de ne pas pousser trop fort et d’éviter de ne pas assez pousser. Nous devons trouver un équilibre afin d’aller de l’avant et de faire de notre vie spirituelle une belle musique. Au début, il est donc bon de raccourcir les séances, d’en faire plus mais plus brèves, afin de ne pas pousser. Si nous faisons quelque chose et que nous y prenons plaisir, alors il n’y a pas de stress, pas d’efforts. Nous le faisons simplement, et cela coule de source. De même, lorsque nous pratiquons, si nous gardons les sessions assez courtes, nous y prenons du plaisir. Nous nous disons : « Oh ! Refaisons-le, c’était bien ! ». Sinon, le mental devient trop dur, on doit pousser et en général on finit par être très stressé. Encore une fois, c’est bien de ne pas pousser trop fort.
Q : Jetsunma, nous sommes arrivés à la dernière question, le dernier mot est pour vous, qu’avez-vous à nous dire comme dernier message, pour la France, pour le Liban, pour tous ces gens qui vous écoutent maintenant ? C’était tellement agréable et tellement facile de vous écouter pendant si longtemps !
T.P. Ce que nous avons dit tout du long, c’est comment devenir un être humain rempli de bonté, et comment cultiver un cœur bon. En effet, le monde a grandement besoin de personnes ayant un cœur bon ! Donc, c’est nécessaire. Comment puis-je être un bon être humain dans ce monde ? Oubliez tout le reste et soyez simplement bienveillant : si le monde était rempli de gens bons, ce serait un monde différent ! Cultivez votre bienveillance, votre patience, votre capacité à être plus présent, et surtout, à parler comme une personne bienveillante à votre famille, à vos amis, à toute personne que vous n’aimez pas, au monde en général. Essayez simplement d’être bon.
Q : Vous venez de parler du Liban et des médicaments, alors nous vous remercions avant tout d’avoir cette attention pour notre pays qui est pauvre. Avez-vous quelque chose à dire aussi sur ce pays dans cette situation très difficile ?
T.P. Nous n’avons pas besoin d’être toujours dans des situations très agréables. Parfois, ce n’est pas très utile spirituellement. A certains moments, les situations très difficiles sont les meilleures pour devenir fort intérieurement et pour développer toutes les qualités dont nous avons besoin, comme la compassion, etc. Ainsi, ce n’est pas ce qui nous arrive, les circonstances extérieures, mais la façon dont nous réagissons à ces circonstances qui compte.
Q : Jetsunma, nous attendons le prochain entretien, comme nous avons attendu auparavant d’un entretien à l’autre. Comme on le dit dans les Upanishads, l’attente est un grand purificateur. Vos enseignements sont si nourrissants !
T.P. De tout mon cœur, je vous souhaite bonne chance, non seulement à vous, mais aussi à votre pays, le Liban, au Moyen-Orient en général, ainsi qu’à l’Afghanistan qui souffre tant en ce moment. Les êtres humains sont stupéfiants. Et pourtant, notre nature est belle, malgré tout. Nous devons donc garder l’espoir que le temps et l’impermanence apporteront plus de paix et plus de prospérité à votre pays à l’avenir.
Que tout le monde se porte bien et soit heureux !