Interview de Marc de Smedt
Par Lwiis Saliba
27-04-2022
Lwiis : Nous recevons aujourd’hui Marc de Smedt qui a écrit sur la spiritualité, tant du point de vue pratique que du point de vue théorique, qui a à son actif également plusieurs livres sur la méditation. Bonsoir Monsieur Marc de Smedt et bienvenue parmi nous.
Marc: Bonsoir. Juste une petite précision, vous me parlez d’un livre qui est un ‘long-seller’ en France, qui a eu beaucoup de succès, et que j’ai transformé complètement il y a trois ans, que j’ai nourri, que j’ai un peu modernisé et qui s’appelle maintenant « Les racines de la méditation »
L: Donc c’est le même livre ?
M: C’est le même livre un peu revu et augmenté.
L: Oui je l’ai vu sur Internet et je me suis dit que ce c’était peut-être deux livres différents ?
M: Non ce n’est pas le cas.
L: On vous félicite d’avoir fait ce livre. À l’époque, il était presque le seul dans ce domaine….
M: Tout à fait, il a été le premier.
L: Il est paru en 1979, il y a presque 43 ans …
M: Oui (rires).
1) L : Première question, pour vous qui méditez depuis 53 ans : Qu’est-ce que la méditation vous a appris et quel a été le changement en vous ?
M : Qu’est-ce qu’elle m’a appris… D’abord je tiens à dire que c’est un processus qui est sans cesse à refaire, c’est-à-dire qu’elle m’apprend toujours. On est chaque jour différent. J’ai écrit un autre livre dont j’ai choisi comme titre : « Une journée une vie ». Je crois vraiment que chaque jour, ça va être différent, notre nuit a été différente, nos préoccupations sont différentes, les nouvelles sont différentes, nos cellules sont différentes, notre digestion est différente… Enfin, tout bouge sans arrêt en nous et autour de nous, et la méditation nous permet de faire le point.
Je dis souvent qu’en ce qui me concerne, je me réveille fragmenté comme un portrait de Picasso, et la méditation me permet, qu’elle soit d’ailleurs assise ou en mouvement – on pourra y revenir – de recentrer tout cela et de reprendre forme humaine, de retrouver une harmonie humaine à l’intérieur.
Donc, la pratique m’a appris, surtout pour moi qui suis un hyperactif, à savoir retrouver du calme, alors que je suis quelqu’un de préoccupé par nombre de tâches et par l’état du monde. Elle m’a permis de retrouver aussi et de nouveau chaque jour, une certaine sérénité. J’ai souvent le corps noué, comme chacun d’entre nous, et cette méditation m’a permis de le dénouer. Donc, il s’agit d’un outil, un tool que je trouve formidable et qu’il faut savoir utiliser au quotidien, littéralement.
L: Justement c’est ce que vous essayez de faire dans votre livre « Une journée une vie», qui demande à lui seul un autre entretien, espérons que nous aurons l’opportunité de vous accueillir encore une fois. Vous venez de parler d’être chaque jour différent, est-ce l’aniccha dont parle le seigneur Bouddha, ce changement continuel, et son influence sur notre méditation ?
M: Il suffit de se poser chaque jour dans un moment de silence, de reprendre conscience de la respiration, de reprendre conscience que le monde est impermanent et que nous sommes, d’une manière ou d’une autre, très pollués par lui. En effet, on parle sans arrêt de la pollution physique avec l’écologie mais on ne parle pas assez de la pollution psychique, or celle-ci est non seulement très importante, mais on peut même dire de plus en plus importante.
J’aime beaucoup l’image, pour la méditation, du verre d’eau boueuse. Nous prenons un verre d’eau boueuse, nous le mettons sur la table et l’eau claire apparaît. Or, dans toute méditation c’est ce qui en train de se passer, c’est-à-dire que l’eau claire de la conscience apparaît et toutes nos préoccupations, angoisses etc… retombent vers le bas. Dans ce sens, il y a dans l’Orient asiatique une très belle formule fondée sur cette allégorie et qui explique : « heureusement que la boue se dépose au fond, parce que, lorsqu’elle est en suspension dans l’eau, la graine de lotus qui est le symbole de la sagesse ne peut s’enraciner, tandis que quand elle se dépose, cette graine peut s’enraciner, pousser et éclore ».
La graine de lotus, c’est une certaine sagesse qu’il s’agit de retrouver en nous. Donc, pour moi, c’est ce que je fais quand je médite chaque jour. Quelque part, je prends un moment où je pose en quelque sorte cette eau boueuse et en suspension, que je suis, et je retrouve l’eau claire de la conscience en moi, c’est cela qui est important. Cependant, c’est sans cesse à refaire car évidemment, il y a de nouvelles préoccupations, de nouveaux problèmes etc. etc., et donc de nouvelles pollutions. Ainsi, on se sent dans une sorte de besoin de retrouver cela, et on a là le grand intérêt de la méditation qui est comme le ‘la’, la note juste que l’on donne dans une journée, comme pour accorder un instrument de musique, on cherche le ‘la’, pour moi la méditation me donne le ‘la’ de la journée.
Citons cette fameuse histoire du Bouddha quand il était un ascète strict : il est sorti un jour de la grotte où il était allé méditer et il a été s’asseoir pour mourir littéralement. Il gisait complètement décharné sous un arbre, il n’avait pas trouvé la vérité… A ce moment-là, un maître de luth, de musique, passe avec ses élèves sans jeter un regard sur lui, va un peu plus loin et leur explique : « La voie juste, c’est d’avoir un instrument bien accordé. Si les cordes sont trop serrées, le son est discordant, si les cordes sont trop lâches, le son est mou ». Et le Bouddha affalé sur les grandes racines de son arbre tropical, s’est dit : « Voilà c’est ce qui s’est passé avec moi, j’ai vécu une vie de prince dans la mollesse, j’émettais un son trop mou. Je suis parti chercher la vérité et je me suis imposé des tas de macérations, j’ai essayé plein de techniques diverses, yogiques etc.., je n’ai pas trouvé la vérité. Voilà où j’en suis, je suis discordant, je n’ai pas réussi à trouver cette vérité : j’ai réussi à trouver des parts, des bouts de celle-ci, mais il faut que je trouve en moi l’harmonie, donc le ‘la’ intérieur. » Cela a représenté le début de ce que l’on a appelé la ‘voie du milieu’ qu’est le bouddhisme, et le début du vrai chemin du Bouddha, qu’il a ensuite enseigné. Donc, voilà ce qui pourrait définir la méditation : essayer de retrouver une harmonie musicale en nous.
L: Pour reprendre la même analogie que vous, la boue, cette pollution, ces impuretés à l’intérieur de nous ont un rôle important pour soutenir le lotus et le laisser fleurir…
M: Oui tout à fait. Je tiens à dire que je m’intéresse au bouddhisme comme je m’intéresse à toutes les religions, je défendrai même presque une spiritualité laïque. Il n’y a pas de jugement moral sur les impuretés, nous avons cela en nous, de toute façon, dans notre fonctionnement de base. Il y a une très belle formule zen et bouddhiste qui dit : « La lumière existe dans l’obscurité, l’obscurité existe dans la lumière, ne regardez pas avec une vision obscure, ne regardez pas avec une vision lumineuse ». Faites la part des choses, en quelque sorte, voilà qui est très intéressant.
Nous avons de toute façon cet univers là en nous, que nous ne pouvons pas refuser, c’est comme le jour et la nuit, nous vivons dans un univers binaire, donc il y a de l’ombre et de la lumière, la nuit et le jour, il faut savoir distinguer cela. Le problème de la plupart d’entre nous, c’est qu’à force d’être préoccupés, angoissés, tendus, mal dans notre peau etc., on ne voit plus toute cette clarté et cet univers de beauté dans cette laideur ambiante qui nous habite aussi.
Ce travail-là nous permet d’avoir un regard différent sur le monde, c’est-à-dire qu’il nous permet de voir le monde parce que très souvent on est, comme le dit l’expression française « perdu, noyé dans nos pensées ». On peut se rendre compte bien souvent qu’on est perdu dans nos pensées, mais un simple rappel à soi nous permet tout d’un coup de se dire « Tiens je me suis égaré dans ma tête » et de voir la réalité en face, de voir la beauté quelque part de cette réalité, qui peut être quelque chose de tout simple : comme un arbre, le ciel bleu, comme la beauté de la pluie, comme n’importe quoi d’autre, un visage, un sourire etc. etc. Ce qui est important dans la méditation c’est qu’elle nous permette de retrouver en quelque sorte un contact avec la réalité, et une joie dans ce contact car, trop souvent, on subit la réalité, tandis qu’on pourrait y trouver du bonheur aussi.
L: Vous parlez avec insistance de la pollution psychique : jusqu’à quel point sommes-nous responsables de cette pollution, et jusqu’à quel point en sommes-nous de simples objets ou victimes?
M: De nouveau, il y a les deux en nous, nous sécrétons de la pollution, avec tous nos fantasmes, tous nos désirs inassouvis, avec des trucs bizarres qui se passent dans nos têtes. Il y a un bel adage tibétain qui dit : « L’horreur existe dans l’esprit humain » et c’est vrai, nous le voyons chaque jour, nous sécrétons aussi tout cela, nous avons cette part d’ombre en nous ; de plus, nous avons également cette pollution extérieure, permanente de la violence du monde dans lequel on vit, vous avez été bien servi au Liban à cet égard. Nous avons la guerre actuelle, les news en boucle etc. les tensions sociales, la misère du monde, les maladies qui viennent aussi nous habiter, nous angoisser. Donc il y a, en effet, une part interne de pollution sécrétée par nous-même, et une part externe de celle-ci, qui nous arrive de l’extérieur : il faut savoir justement faire le tri dans tout cela, car c’est envahissant, comme des personnes qui viendraient nous occuper : on en revient à notre exemple du verre d’eau boueuse, il s’agit de retrouver aussi la clarté en nous, c’est ce processus qui m’a toujours intéressé depuis le début de toutes ces années de pratique. En effet, lorsque j’ai commencé à méditer, je devais avoir 22 ou 23 ans, jeune journaliste, très stressé, et j’ai découvert cet univers pour commencer par le biais du yoga, etc…
Je me suis dit alors : « Là, il y a des ‘gymnosophies’, comme disaient les Grecs du temps d’Alexandre le Grand, des gymnastiques de sagesses qui font du bien ». Alexandre le Grand employait ce terme en qualifiant ainsi les yogis qu’il a rencontrés sur sa route vers l’Inde. ‘Gymnosophes’ est en fait un très bon terme, ‘gymnastes de la sagesse’. Cela m’a vraiment interpellé, et c’est ainsi que tout a commencé.
2) L : Votre maître de méditation a été Taisen Deshimaru. Pourquoi et comment l’avez-vous choisi et pourquoi particulièrement dans la tradition zen ? Ce grand maître dont je montre maintenant le livre…
M: Voilà ! C’est lui, dont j’ai publié ensuite plusieurs livres en tant qu’éditeur.
Comme je vous le disais, en tant que journaliste j’étais passionné par cet univers des spiritualités du monde et je travaillais à l’époque pour une revue qui s’appelait Planète, qui était une revue de bibliothèque. Ceci m’a donné le moyen de rencontrer de nombreux maîtres, qu’ils soient hindous, orientaux. Vous parliez des soufis tout à l’heure, et je me suis intéressé à toutes ces voies. Cependant, c’est vraiment plus tard sur le chemin, c’était dans les années 72, après deux ou trois ans de rencontres de ce type, qu’un jour on m’a dit : « Tu sais, il y a un maître à Paris… ». Cela vous rappelle sans doute la fameuse histoire du maître qu’on va chercher très loin et qui en fait vit à côté de chez vous : eh bien, c’est ce qui m’est arrivé parce ce que je vivais dans le 14ème et lui aussi…
Je suis allé dans son dojo, j’avais du mal à prendre la posture du demi-lotus, assis sur un zafu, j’avais les genoux qui remontaient, c’était une question d’assouplissement que je n’avais pas encore. J’ai malgré tout bien aimé la posture, ce moment de silence, ce travail sur la respiration, et puis ce maître à la fois sérieux, sévère, et totalement jovial, complètement rabelaisien, avait un rire éclatant, beaucoup d’humour, parlant un «zenglish », comme il disait, incroyable, et qui respirait une sorte de sagesse pleine de bon sens, d’amitié et de bienveillance. Cela m’a beaucoup parlé et intéressé et ce, sans que je me coupe du monde et des autres spiritualités : je me suis dit : « cette voie-là me correspond bien » et je l’ai suivie.
3) L : « Le gourou de toute méditation est la respiration ». Comment et pourquoi spécialement la respiration ?
M : Oui, j’ai complété cela en disant aussi : « On cherche un maître, mais votre vrai maître est intérieur, c’est votre respiration ». Nous respirons de 17 à 20 000 fois par jour, parfois plus, et la plupart de ces respirations sont inconscientes ; or, dès que l’on se met à respirer de manière consciente, il y a une transformation qui s’opère en nous. C’est ce que j’ai trouvé de très fort dans les techniques du yoga, de la respiration soufie, ou du zen. Le zen recommande une expiration très longue et très profonde, quand j’ai trouvé cela j’ai compris que le travail sur la respiration permettait le travail sur la conscience. Nous parlions de pollution tout à l’heure, et à partir du moment où il y a un travail sur la respiration, il y a un travail de dépollution intérieure qui s’effectue. Il est vraiment très efficace. Pour cela, néanmoins, il faut que respiration et conscience de la respiration coïncident, c’est ce que l’on retrouve actuellement dans les techniques dites de pleine conscience ou de pleine intention, qui ont surtout été mises à l’honneur par le Dr John Kabat-Zinn qui a répandu la méditation dans les hôpitaux américains, et qui a suscité plus d’un millier de recherches scientifiques sur les méditations pour montrer leurs bienfaits.
C’est la respiration qui est la clé de tout, se mettre en silence. Cependant, regarder le paysage ou regarder le mur, ne rien faire du tout, si ce n’est regarder son univers mental, n’est pas suffisant. À partir du moment où l’on se met à respirer en conscience et à respirer amplement, comme disent les enseignants de zen par exemple, avec une respiration profonde, on est dans un état où l’on commence véritablement un travail intérieur, où s’élabore une alchimie intime qui devient possible grâce à ce travail de la respiration et de la conscience de la respiration, les deux étant liés.
Dès que nous perdons conscience de la respiration, nous sommes de nouveau dans nos pensées, nous perdons le fil de la conscience et nous revenons dans notre pollution mentale. Toutefois, dès que l’on retourne à la conscience de cette respiration, on est ramené à une sorte de clarté d’esprit. On peut se servir de cela à n’importe quel moment de la journée.
Les maîtres du zen disent que la méditation n’a rien à voir avec la position assise, couchée, ou debout. C’est vraiment très beau comme formule ; cela m’a interpellé pendant longtemps, dans la mesure où je me suis rendu compte par la suite que c’était bien de méditer en position assise pour retrouver un peu de tranquillité et de conscience… Néanmoins, après, quand nous sommes dans nos activités quotidiennes, nous pouvons méditer aussi bien dans le métro qu’en voiture, ou au boulot : il suffit de revenir à la conscience de sa respiration, à ce rappel de soi en se disant « ça y est, je me rends compte que j’étais complètement enfermé dans mon univers », qu’il soit mental, ou informatique par exemple… Je m’octroie une pause et je respire profondément en paix, je change en quelque sorte le curseur de place, et je retrouve une sorte d’état naturel simple et clair : c’est un travail qui est tout à fait intéressant. La respiration représente la base de tout, on ne peut pas méditer si on ne respire pas, c’est clair!
4) L : En méditation, « on est à la fois solitaire et solidaire ». Il s’agit d’un beau jeu de mots, mais avec qui et comment sommes-nous solidaires ?
M: Deshimaru disait : « Votre posture de méditation influence le monde entier ». Cette formule est comme un koân qu’on peut longuement méditer. Ces koâns sont des énigmes du genre : « Quel était ton visage avant ta naissance ? » Quand on a l’habitude d’une bonne méditation, cela permet de retrouver le calme au moment juste, comme par exemple au lieu de se mettre en colère. On crée une onde positive autour de nous, c’est cela être solidaire.
5) L : Vous dîtes : « En méditation, c’est le calme qui crée la sagesse et la sagesse qui crée le calme ». Le mental de base est fort agité, comment donc encourager le calme en lui ?
M : En fait, il s’agit d’une citation du 6e Patriarche zen Houeï-Neng. Il y a cet énorme ballon de baudruche du monde autour de nous. Par le calme intérieur, la clarté vient et on voit les choses de façon différente. Par exemple, j’ai un rendez-vous important qui me préoccupe. Cela occupe tout le champ de mon esprit. Je rentre en méditation, le ballon de baudruche du problème retombe comme de la poussière, il décante, devient plus petit. On ne cherche pas à le faire disparaître. Quand les choses se clarifient et se calment, éclot la décision juste, comme une idée de bon sens qu’on n’a pas vue car on était trop encombré. Dans cet aphorisme, on pourrait remplacer sagesse par bon sens.
6) L : Vous dîtes : « La méditation, c’est l’arrêt de la course ! » Cela fait penser à Thich Nhat Hanh qui décrivait ses centres de méditation comme des cliniques de la lenteur. Ne pensez-vous pas que la méditation devrait être enseignée largement, y compris sous sa forme laïque, comme antidote à un mal typique du monde moderne, ‘l’accélérite’ ?
M : Oui, on a des images fortes dans les traditions orientales, singes, chevaux éléphants fous. Tout notre travail de méditation est de calmer ces animaux déchaînés.
L : Qu’en est-il du stress ?
M : On doit apprendre aux enfants – qui ont par exemple beaucoup de maux de ventres à cause de leur anxiété – des techniques de calme, de façon laïque. Ils adorent « jouer au silence ». Ils aiment ça. L’enseignement de la méditation aux enfants a commencé en Europe, déjà aux Pays-Bas. C’est en train d’arriver tout doucement en France, nous sommes en retard, mais ça vient !
Il y a une formule de Thich Nhat Hanh que j’aime bien : « Tomber amoureux de sa respiration !» C’est une formule importante : dès qu’on est conscient de sa respiration, on est conscient de soi. Cela n’empêche pas la réflexion, mais si je sens que je suis trop perdu dans mes pensées, je vois qu’il y a quelque chose en moi de ressourçant et j’y retourne. Cela me permet de revenir à mon travail de façon beaucoup plus vive et claire. Le problème est qu’on est tout le temps « en prise », tout le temps dans la course. Kodo Sawaki, le maître de Taïsen Deshimaru, disait : « La méditation, c’est l’arrêt de la course » Il faut savoir courir, mais il faut aussi savoir arrêter de courir. Pour cela, la respiration aide considérablement.
7) L : « La méditation commence quand je quitte la salle de méditation ». Pour expliciter ce paradoxe, comment transformer notre vie quotidienne en une pratique méditative continuelle ?
M : Par exemple, on sort prendre l’air. Cela veut dire qu’on a besoin de s’aérer les méninges. Si on reste perdu dans ses pensées, on n’entend rien ni ne voit rien. Dès qu’on s’en aperçoit, l’air, les images et les sons de la nature nous envahissent, et un envahissement remplace l’autre, voilà le point à comprendre. On parle souvent de la laideur du monde, de son atrocité, mais pas de sa beauté, de son côté merveilleux. Les deux côtés, positif et négatif, existent complètement. Les maîtres disent que ce changement d’état d’esprit est un travail, la grâce vient si ce labeur est effectué. Il y a beaucoup de vrai dans cet adage que j’aime beaucoup : « Aide-toi, et le ciel t’aidera ! »
8) L : Vous répétez souvent une parole de votre maître : « Concentrez-vous ! Vous devez pouvoir méditer sous les bombes ! » Est-ce que cela vous est arrivé de le faire ?
M : Je vous donne le contexte dans lequel cette phrase a été lancée : Rue Pernety, on commençait à méditer à 7h30, et pendant tout une période, à 8h précise, les ouvriers reprenaient chaque matin la démolition d’un immeuble à côté. Cela commençait avec grand bruit, dont celui des marteaux piqueurs. Cependant, d’après Deshimaru, il y a un moment où le marteau piqueur, ou même l’attaque d’un bateau en guerre, (par exemple de celui où il se trouvait pendant la guerre du Pacifique), devient un petit point. Cela ne m’est pas arrivé avec des bombes, mais avec des moments de violence : si on se laisse entraîner par l’agressivité, cela va aggraver les choses, si on retrouve le calme, cela améliorera la situation. Dans ce que nous vivons et allons vivre, ce travail permet de garder un cap solitaire et solidaire, vers plus d’humanité, de bienveillance et de paix. On rêve tous de la paix dans le monde, mais si on ne la fait pas déjà en soi-même, comment la fera-t-on à l’extérieur ?
9) L : Dans votre livre ‘Etre Jésus ou du Christ à Bouddha’ vous expliquez : « Pendant sept semaines, celui qui venait de devenir le Bouddha demeura assis en méditation. Il décida seulement au bout de 49 jours de transmettre à l’humanité ce qu’il avait découvert ». Pourquoi cette hésitation du Bouddha ? À notre niveau, quel doit être l’entraînement et la purification de la motivation avant de se mettre à enseigner la méditation ?
M : Cette réflexion est extraite d’un livre de jeunesse qui est épuisé depuis longtemps: il faudrait que je le reprenne complètement ! Pourquoi les 49 jours du Bouddha ? Je n’étais pas là quand c’est arrivé, mais je pense qu’il a dû prendre son temps !
L : 7×7 jours correspond au Carême chrétien qu’a accompli aussi Jésus dans le désert. Est-ce un signe d’influence du bouddhisme sur le christianisme ?
M: Jésus a eu de nombreuses années cachées ; a-t-il été en Inde ? Peut-être. Cependant, il s’agit surtout de la base universelle de la spiritualité. Cela pousse à plus de dialogue au sein des religions, s’attacher plus au dénominateur commun qu’aux différences. Les similitudes sont beaucoup plus intéressantes. Toutes les traditions et religions du monde ont un socle de spiritualité commun qui est la quête du silence intérieur. Un penseur disait : « C’est dans le silence que gît l’esprit immortel ». Cela m’a inspiré pour mon ouvrage ‘L’éloge du silence’.
L : J’ai écrit cinq livres sur le silence dans chaque religion : judaïsme, christianisme, islam, hindouisme et bouddhisme. Par ailleurs, vous citez un maître hindou : « Qui a vaincu sa colère a parcouru la moitié du chemin de la libération » Avez-vous parcouru la moitié de ce chemin de la libération ?
M : Est-ce la moitié du chemin, ou le quart, je n’en sais rien !
L : Avez-vous vaincu la colère ?
M : Cela arrive que je me mette en colère, mais je n’en suis pas dupe, je sais l’arrêter, contrairement à d’autres. Il faut savoir se dégager des émotions qui tournent en rond, mais sinon c’est très bien d’avoir des émotions. Revenons à l’aphorisme zen : « La voie est sous vos pieds ». Cela me fait penser à une formule centrale d’Egdar Morin : « Dans le chemin est la vérité ». J’ai une grande admiration pour lui. Souvenons-nous aussi de ce dicton bouddhiste : « Vous qui avez eu la chance de prendre une forme humaine, ne perdez pas votre temps ». Tout ce travail est aussi bien accompagné par un développement de notre faculté pour s’émerveiller, pour aimer.
L : Pourquoi avez-vous changé souvent d’éditeur ?
M : Relativisons les choses : entre 20 et 30 ans, j’ai eu différentes expériences, par exemple j’ai passé trois mois chez Hachette, et j’en suis sorti de mon propre chef car je ne m’entendais pas avec leur esprit. J’ai travaillé un certain temps aux éditions Retz pour la revue Planète, et trois ans chez Robert Laffont. De plus, en tant que jeune journaliste, j’ai essayé des films, mais dès que j’ai eu entre les mains la possibilité de travailler en profondeur sur le livre, je me suis passionné pour ce domaine, et cela a été confirmé par mon entrée chez Albin Michel, où je travaille encore à temps partiel. Quant aux éditions du Relié, il s’agit d’un héritage de l’ami, écrivain et sage Yvan Amar qui est mort trop tôt, emporté par un asthme de naissance à l’âge de 49 ans.
L : Vous avez eu une longue collaboration avec Jacques Vigne, vous avez préfacé le livre de Geneviève Koevoets (Mahâjyoti) qui s’intitule : « Jacques Vigne, une vie de passeur… entre L’Orient et l’Occident ». Dans cette préface, vous dites : «J’apprécie grandement l’humour rieur, la gentillesse vraie, le savoir encyclopédique et le bon sens radical de Jacques. »
Pouvez-vous nous en parler ?
M : Ce que j’aime beaucoup chez Jacques Vigne, c’est qu’il s’agit à la fois d’un grand scientifique, d’un grand médecin, d’un grand ermite car il se retire souvent plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois dans des ermitages en silence. Pourtant, il est à la fois un homme complètement de son temps, par exemple au niveau scientifique il est très au courant. Dans ce sens, d’ici un mois j’ai un déjeuner avec lui et avec un grand médecin, le Dr Patrick Lemoine, grand spécialiste du sommeil, de la transe, et nous allons échanger. Il se tient donc toujours au courant – que ce soit par Internet ou par ses contacts fréquents – des dernières avancées scientifiques. Il s’agit d’un scientifique, d’un ermite, d’un homme de spiritualité, d’un humaniste, qui fait énormément pour des causes. Les écoles qu’il a fait construire, le nombre d’enfants qu’il a aidés sont innombrables, c’est également un homme d’une simplicité extraordinaire.
Je le vois toujours arriver avec ses valises de livres, il est là comme un enfant, à la fois avec un savoir sans fond, c’est quelqu’un que j’aime vraiment beaucoup et nous nous voyons régulièrement. J’aime aussi beaucoup être son éditeur et collaborer avec lui, car je suis toujours surpris par la qualité invraisemblable de ses livres. J’espère que cet hommage, vous qui le connaissez, vous parlera bien (rires)
L: Vous avez édité beaucoup d’auteurs…André Comte Sponville,
Arnaud Desjardins…
M : Oui, et ils sont tous différents c’est ce qu’il y a de merveilleux. Soyons très conscients de l’unicité des auteurs spirituels : sachons respecter cette richesse humaine, cela me fait penser à une parole du Sheikh Ben Tounès : « l’unicité des êtres humains est la plus belle preuve de l’unicité de Dieu ». On devrait plutôt nourrir cette richesse humaine que de l’annihiler, car en chacun des êtres humains, il y a des trésors absolument incroyables.
Pratique
Dans la méditation zen, je mets mes mains comme ceci, l’une sur l’autre, paumes vers le haut, sur le giron, c’est ce qu’on appelle le moudra de la méditation. On peut les poser aussi à plat sur les cuisses… faisons comme on veut. On peut commencer par fermer les yeux, on dit que dans la méditation il faut passer par trois moments qui sont : les yeux fermés, les yeux ouverts quand les pensées s’agitent trop, et il faut toujours passer aussi par ces troisièmes moments où les yeux sont mi-clos, à la fois ouverts et fermés ; à la fois on est dedans, à la fois on est dehors.
Je vais vous proposer de travailler cette posture avec les yeux mi-clos, c’est assez bizarre car on voit à la fois le clavier de l’ordinateur, l’univers habituel, et en même temps on voit à l’intérieur de nous. Si vraiment la vision du clavier et de l’écran vous gêne, vous fermez complètement les yeux. Ce qui est important, c’est de se tenir le dos droit, la nuque droite aussi, avec le menton légèrement rentré ; puis on respire. On prend d’abord une grande inspiration, et puis on expire profondément. On écoute cette respiration. Le Bouddha avait une très belle formule disant : « Quand j’inspire, je sais que j’inspire, quand j’expire, je sais que j’expire. » Vous essayer de rallonger un peu votre respiration profonde, c’est-à-dire qu’on pousse notre respiration vers nos mains, vers nos cuisses. On pourrait dire aussi, au cas où nous serions assis sur une chaise, que nous envoyons notre respiration vers nos pieds.
Il y a un très bel adage chinois qui dit : « Le sage respire avec ses talons » ce qui veut bien dire que ce processus respiratoire, non seulement occupe tous nos poumons, mais aussi notre ventre, notre expiration va dans cette zone, elle la gonfle. C’est ce ventre que les Japonais appellent le hara, un terme qu’on retrouve dans le fameux hara-kiri. Ils appellent aussi ce centre kikai tanden, l’océan de l’énergie. De leur côté, les scientifiques occidentaux disent que dans notre ventre, notre intestin, se trouve le troisième cerveau. Donc on respire profondément, de façon abdominale, comme les bébés : quand vous les regardez, ils respirent complètement avec le ventre. Donc il n’y a pas de tension dans le ventre.
Cette respiration envahit en quelque sorte tout notre corps, toutes nos cellules. On se promène dans la respiration, chaque inspiration, chaque expiration est différente. Et si il y a des pensées qui passent, des émotions qui passent, on les laisse s’en aller comme des nuages dans le ciel, on les regarde défiler comme on apercevrait des images à la télé. On n’est plus acteur de nos pensées on devient spectateur…et on respire… On respire calmement, profondément, sympathiquement.
On retrouve cette formule de Thich Nhat Hanh : « On tombe in love avec sa respiration » On aime sa respiration, elle nous envahit. Elle va, elle vient, mais on la rend vraiment profonde. C’est comme des vagues, certaines sont longues, certaines sont courtes, certaines sont amples. Ce qui est important c’est d’en garder conscience. Et c’est cela qui permet ce changement de polarité, c’est-à-dire que ce n’est plus notre tête qui commande, ce n’est plus notre mental qui envahit tout, c’est notre respiration qui envahit tout. En effet, mettez vos mains comme vous voulez, ce qui est important c’est vraiment ce moment intense et profond où on prend l’air.
Certes, maintenant, je parle beaucoup car il faut bien expliquer la technique… mais en fait, en même temps que l’on goûte la respiration, on goûte le silence qu’elle crée en nous.
Je cite encore le Bouddha, bien que n’étant pas ‘bouddhiste’, un homme qui a été assez exemplaire dans l’histoire humaine ; il expliquait : « Pendant ma méditation, chaque méditation, en même temps que j’inspire et que j’expire profondément, j’empreins mon visage et mon être de bienveillance envers tout ce qui existe, animé ou inanimé ».
Allez, on respire !
Une méditation n’a pas besoin d’être longue, ce qui est important c’est de retrouver ce contact, ce qui est possible en quelques secondes, si nécessaire, avec la respiration qui fonde notre vie depuis le premier vagissement que l’on a eu lorsqu’on était bébé, jusque dans notre dernier souffle. Sans respiration notre existence n’existe pas. Et plus on va la rendre consciente, plus on va la faire exister cette vie qui nous est donnée.
Voilà je vous remercie pour votre écoute, pour votre présence, remercions l’existence d’être là – et continuons notre chemin !
J’ai beaucoup aimé participer à ce Zoom qui montre qu’au-delà des frontières et de l’espace, on peut communiquer ensemble dans la tranquillité, la paix, et une certaine joie.