Projet de bibliothèque de Sciences des Religions/ Discours prononcé dans la Journée mondiale de la Non-Violence par Lwiis Saliba, 1/10/2022
“L’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore”, dit le proverbe arabe. Nos inimitiés religieuses dans cet Orient Arabe, et dans le reste du monde, sont principalement dues à notre ignorance mutuelle. Nous vivons depuis des dizaines d’années, plutôt même des centaines d’années, côte à côte, et nous ne connaissons de l’autre, qui est différent de nous, que certains préjugés hérités, dont la plupart sont erronés. Cette ignorance mutuelle a toujours été et continue d’être génératrice de violence. Il est devenu clair pour moi personnellement, et après de nombreuses recherches qui ont abouti à la rédaction de plusieurs livres sur la violence religieuse et les guerres de religions, ainsi que leurs racines, que l’une de leur principales causes est l’ignorance de l’autre. En Inde, plusieurs sages m’ont toujours répété un proverbe qui dit: ‘A little knowledge is a very dangerous thing’ «Peu de connaissance est une chose très dangereuse”.
Telle est notre situation aujourd’hui, surtout dans cet Orient Arabe: nous connaissons peu de choses sur notre propre tradition religieuse et spirituelle, ou plutôt nous connaissons sur elle juste ce qui est suffisant pour en être fanatique et la considérer comme la vérité absolue, et tout le reste est faux. De l’autre côté nous ne savons presque rien des traditions religieuses et spirituelles des autres.
Malgré sa vision pessimiste de la guerre, sa conviction que l’homme est violent par nature, et son affirmation que nous ne pouvons pas arrêter les guerres, nous constatons que Sigmund Freud propose une formule digne de cogitation, qui atténuerait le fléau des guerres, et pourrait ralentir le cheminement vers les conflits violents. Freud dit : « Tout ce qui contribue à développer et à diffuser la culture œuvre contre la violence et la guerre ».
La culture sous tous ses aspects est la première victime des guerres. C’est pourquoi le pari sur la diffusion d’une culture de paix et de tolérance est l’une des choses les plus importantes que l’on puisse faire dans la lutte contre le phénomène de la violence et des guerres. C’est pourquoi il m’a paru si important et pertinent de vous exposer le projet suivant, surtout en cette journée internationale de la non-violence.
Depuis mon enfance, j’ai opté d’œuvrer pour 2 objectifs: la non-violence, que j’ai apprise du Mahatma Gandhi, et la culture, notamment dans le domaine des sciences des religions et la connaissance de l’autre qui est différent. Mon hobby était, et est toujours, la collecte de livres. En cela, le fait de vivre pendant de longues périodes dans de nombreux pays de langues différentes m’a beaucoup aidé à réaliser ce souhait. J’ai vécu à Paris pour des études universitaires, puis j’y ai travaillé comme libraire et éditeur pendant environ 11 ans, et en Inde pendant environ trois ans, puis en Égypte pendant plus d’un an. De plus, j’ai eu un long séjour dans mon pays natal, le Liban, et de longues visites de la plupart des pays arabes et islamiques, tels que la Tunisie, l’Irak, la Syrie, les Emirats et l’Iran. Ensuite les pays européens comme l’Espagne, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, et j’ai participé en tant qu’éditeur à de grands ‘Salons du livre’ dans la plupart de ces pays, ainsi qu’en tant que chercheur, auteur et prof universitaire à des colloques scientifiques dans ces mêmes pays. Mon 1er objectif dans toutes ces activités culturelles auxquelles j’ai participé, était de collecter les livres qui étaient à ma disposition, notamment dans les domaines spirituels et dans celui des sciences des religions, d’autant plus que cela m’aidait dans mes recherches, dans mes études et mes enseignements universitaires. Mon autre métier de libraire et d’éditeur m’a permis d’obtenir ces livres à des prix réduits, ce qui m’a facilité l’achat de chaque livre sérieux, ou intéressant, qui me tombait entre les mains dans l’une des trois langues que je maîtrise: arabe, français et anglais, ou dans l’une des langues anciennes que j’ai apprises: syriaque, latin, hébreu et sanskrit. Je procédais à expédier ces livres par voie maritime au Liban. Ainsi j’ai pu collecter jusqu’à aujourd’hui dans ma bibliothèque privée, environ quarante mille livres dans les trois langues vivantes, en plus de l’espagnol et des langues anciennes mentionnées ci-dessus. Ce sont, en majorité, des textes et des sources de base, ou des études sérieuses en sciences des religions. Dans le bouddhisme et l’hindouisme, par exemple, je possède l’une des bibliothèques les plus riches du Liban et du Levant et dans les trois langues.
En plus de ces livres sur papier, j’ai rassemblé, en collaboration avec un certain nombre d’amis et de spécialistes, une bibliothèque électronique qui comprend, à ce jour, environ 45 mille livres électroniques et magazines au format PDF.
Cette précieuse collection, si elle est mise à la disposition des chercheurs et des personnes intéressées, leur fournit des connaissances, des sources et des références non disponibles ailleurs dans cette région.
Fort de ma ferme conviction que la diffusion des connaissances et le développement de la culture sont le meilleur moyen de répandre la culture de la paix et de la non-violence, ce dont nous avons besoin dans cet Orient Arabe encore embourbé dans la violence et l’ignorance, je propose aujourd’hui un projet de transformer cette bibliothèque privée et spécialisée en une bibliothèque publique, dans mon pays et ma ville natale de Jbeil/Byblos.
Pourquoi Jbeil/Byblos précisément ? Non seulement parce que c’est ma ville et mon lieu de naissance, mais aussi parce que c’est la ville des lettres et du livre, puisque c’est elle qui a exporté l’alphabet syllabique et les lettres phéniciennes vers les cités grecques antiques et autres métropoles du monde antique. Elle a également exporté le Papyrus aux Grecs, alors ils l’ont appelé Byblos, un mot dérivé de Papyrus, et ils ont nommé le livre Bible, dérivant de Byblos, dont la Bible a tiré son nom.
De plus, la culture de la paix et de la non-violence est restée ancrée à Byblos tout au long de son histoire. Son ancien nom “Jbeil” signifie Jeb-El”, signifiant Beth-El la maison de El (Îl en prononciation araméenne), et Îl est le dieu de Byblos, c’est à lui que la légende attribue la construction de Byblos. Cette légende a été transmise par l’auteur Philon de Byblos (1er siècle après JC) ().
Îl a été connu par son slogan: “La guerre est contre ma volonté, répandez alors l’amour parmi les gens et versez la paix au cœur de la terre” (). Le Dieu de Jbeil et son bâtisseur, est donc un Dieu d’amour, de paix, et de non-violence, et durant toute son histoire étendue sur plus de sept mille ans Jbeil/Byblos a été une cité de paix et de non-violence.
Et puis, ce dieu d’amour fut adopté par le christianisme. L’évangile de Matthieu (1/23) cite la prophétie du livre d’Isaïe (7/14): “Voici : la vierge concevra et enfantera un fils nommé Emmanuel”. L’Évangile de Matthieu ajoute: «Notre Dieu Îl est avec nous ». Sur la croix, Jésus s’écria: «Îli, Îli, lema sabachthani, c’est-à-dire mon Dieu Îl, mon Dieu Îl, pourquoi m’as-tu abandonné ?» (Matthieu 27 :46).
Et Îl de Jbeil est un Dieu juste et miséricordieux, qui converse avec les humains, sympathise avec eux, partage leurs préoccupations et les traite, s’adresse aux héros à travers un rêve, et leur révèle sa volonté. Les citoyens de Jbeil le représentaient avec une tête et quatre yeux, pour inclure dans sa vision les quatre points de vue du monde et les quatre directions, soulignant l’unité de l’univers, l’égalité des régions, ainsi que l’exhaustivité et l’ouverture de la perspective religieuse.
Avec sa vénération d’Îl, Jbeil a connu le pluralisme religieux depuis les temps les plus reculés. Les Phéniciens étaient divisés entre les partisans du dieu Îl et les adeptes du dieu Baal (), qui devint plus tard Adonis. Dans l’un des temples de Byblos, on remarque une déesse égyptienne à côté de l’ancienne divinité locale de Byblos pour les Cananéens ().
Byblos a toujours été ouverte aux religions des peuples voisins ou de ceux qui sont passés par son territoire. En 1903, à Byblos, dans les propriétés des moines libanais, une grande statue du dieu Neptune, le dieu romain de la mer, a été trouvée.
L’Archéologue le père Renzvall découvrit à Byblos en 1908 une statue de Jupiter le Grand. Comme il était mentionné dans un écrit grec en dessous, les gens de Jbeil l’adoraient et le considéraient comme leur dieu Malukh, mais ils le firent sortir dans un costume gréco-romain » ().
Expliquant ce phénomène remarquable, l’historien, le père Louis Sheikho (1859-1927) dit: «Les Phéniciens s’accordèrent à mélanger leurs dieux avec les dieux de la Grèce et des Romains et les considérèrent tous comme les mêmes dieux, ne les différenciant pas par essence mais accidentellement. Ils ont appelé Baal du nom de Jupiter, et Ashtart du nom de Vénus. Les Phéniciens ont continué leurs coutumes religieuses nationales familières, ils n’ont rien changé à leur culte. Dans cette veine, vous voyez un seul temple, au Liban et à Jbeil en particulier, honoré par les Grecs, les Romains et les Phéniciens. Chacun d’eux prétend y honorer sa propre divinité ».
La situation géographique de Byblos, qui a médiatisé la distance entre les deux plus grands empires de l’histoire ancienne, la Mésopotamie et la vallée du Nil, a contribué au pluralisme religieux et à la diversité culturelle que nous entrevoyons clairement dans son histoire ancienne. Cela est encore l’une de ses caractéristiques les plus importantes à ce jour. Cette ouverture culturelle, de même que la diversité culturelle, ont joué un rôle clé dans le site de Byblos, à mi-chemin entre les deux géants du monde antique, l’Egypte et la Mésopotamie.
Les relations étroites de Byblos avec la Mésopotamie remontent au quatrième millénaire av. JC, comme le montrent les fouilles (). Alors que les relations de Jbeil avec l’Egypte remontent à l’époque de la deuxième dynastie pharaonique (3100-2995 avant JC), comme en témoigne la légende d’Isis et d’Osiris ().
Cette situation géographique centrale de Byblos a contribué à l’établissement d’un équilibre politique et culturel phénicien entre les deux géants : l’Egypte et la Mésopotamie.
L’un des aspects de la diversité culturelle à Byblos est la multiplicité des langues que ses habitants maîtrisent. L’archéologue français Maurice Dunant a découvert, lors de ses fouilles dans la ville, une tablette d’argile datant d’entre 2300 et 2200 av. M sur laquelle est gravé un exercice scolaire qui montre que la langue akkadienne était enseignée dans les écoles de Byblos. Ce savant ajoute: «L’égyptien, l’akkadien, et peut-être aussi le sumérien, étaient des langues familières à Byblos et en Phénicie, surtout à ceux dont les relations extérieures les liaient aux pays de ces langues». Les écoles de Byblos remontent au moins au 23e siècle av. JC. Elles enseignaient les langues d’Egypte et de Mésopotamie, comme le montrent les sources historiques. À l’époque des Romains, la langue grecque s’était répandue dans toutes les classes de la population de Phénicie, en particulier à Byblos, et le grec était la langue de la plupart des pays du Moyen-Orient, alors que les départements officiels utilisaient la langue latine, et Philon de Byblos (42-117 AD) avait écrit ses livres en grec. Pour toutes ces raisons, il est certain que l’enracinement de la culture de la paix et de la non-violence à Byblos à travers les âges, la consolidation du pluralisme religieux et de l’ouverture à la différence de l’autre dans l’histoire ancienne et moderne de cette ville, de même que la consolidation de la tradition du multilinguisme à l’époque antique et contemporaine, font que Jbeil/Byblos demeure une ville type pour y fonder un projet d’un centre de dialogue interreligieux et une Bibliothèque de Sciences des Religions. Bien entendu, il est nécessaire pour que ce projet puisse voir le jour, de lui assurer un endroit et un lieu adéquat, de commencer à cataloguer les livres par voie électronique, et de mettre l’index général sur Internet afin que chacun puisse bénéficier de ses titres et sujets de recherche. Nous avons créé une organisation non gouvernementale (ONG) qui a une licence officielle au Liban, et qui prendra en charge l’organisation et la gestion de ce centre éventuel. Toute aide technique ou matérielle est la bienvenue, elle fera avancer ce projet intellectuel, civilisationnel et de dialogue. Notre ami et professeur, le Dr Jacques Vigne, le Grand Ami de Jbeil par exemple, a promis de donner à ce centre sa propre bibliothèque, et ses livres. Manuscrits et patrimoine culturel y auront une place particulière.
En espérant que les prochains jours nous permettront de lancer la mise en œuvre de ce projet vital, j’ai trouvé opportun de le présenter en cette ‘Journée Internationale de la Non-Violence’. C’est un projet de dialogue et de non-violence par excellence. J’espère qu’il suscitera l’attention et l’intérêt de nos chers auditeurs. Un Grand Merci pour votre écoute.