PRÉFACE Du prof Pierre LORY, du livre “L’Hindouisme et son influence sur la pensée musulmane selon al-Biruni” du Dr Lwiis Saliba

PRÉFACE Du prof Pierre LORY, du livre “L’Hindouisme et son influence sur la pensée musulmane selon al-Biruni” du Dr Lwiis Saliba

Editions Byblion, Paris, 2009

 

Au sommet du mont Qassioun, qui surplombe la ville de Damas, se trouve un sanctuaire dit « al-Arba‘în », les Quarante (Saints). Il contient entre autres lieux sacrés une petite grotte, celle-là même où, selon la tradition populaire locale, Caïn aurait tué Abel. Une fissure en forme de bouche humaine témoignerait encore du cri d’horreur de la terre mère face au comportement de ses enfants. Ainsi, au sommet d’une des plus anciennes villes connues de l’histoire de l’humanité, le meurtre du frère est placé au sommet de tout le paysage habité, comme le début inaugurateur de l’histoire humaine.

Ce que symbolise ce meurtre fondateur pour l’histoire de l’humanité, ce n’est pas seulement que l’humanité est vouée dès ses origines à l’envie, à la haine et à la violence. Une telle constatation serait au fond assez banale. La violence désignée dans le récit biblique et coranique n’est pas celle du coup porté, du sang versé. Elle est, plus profondément, la marque du rejet fondamental de l’Autre en chaque être humain. Pour exister, chaque individu a besoin d’anéantir l’Autre, ou du moins de le voir comme moins existant. Cela ne signifie pas le tuer, mais lui donner menta-lement une existence secondaire, subordonnée à la sienne propre. La psychologie a pu épiloguer sur la haine du père par le fils, ou celle de l’enfant pour ses frères ou ses sœurs : l’envie de tuer, de voir l’autre disparaître, y prend des formes atténuées dans les jeux ou les querelles enfantines. De façon plus dramatique, le conquérant et le colon se donnent-ils le droit de tuer et de refouler. Le colon spolie la population indigène en la considérant comme moins humaine que lui. Chaque société est traversée par ces exécutions perpétrées au fond des consciences individuelles et collectives.

Ce rôle d’anéantissement de l’autre se fonde souvent sur la religion. Le ressort est puissant : si Dieu, qui est l’origine de toute existence, m’aime et m’aide parce que j’adhère à son message vrai, ceux qui n’adhèrent pas à ma religion sont moins existants, ils sont des créatures de moindre statut, plus éloignés de la source de l’existence, moins humains au fond. Les combattre devient du coup un moindre mal. Il peut même devenir un bien selon certains idéologues de la violence religieuse.

L’ouvrage de Lwiis Saliba nous ouvre à un tout autre univers mental. Il est consacré à l’œuvre d’un grand intellectuel musulman qui a consacré de grands efforts à comprendre l’autre. Bîrûnî – un des plus grands esprits de la pensée et de la science médiévales en terre d’Islam – a voyagé en Inde et y a séjourné de longues années durant. Il a rencontré des lettrés et des spirituels hindous. Il a jugé leurs enseignements et leurs pratiques suffisamment importants pour tenter de les déchiffrer, et d’en transmettre la quintessence au public musulman.

       Du point de vue de la connaissance de l’autre, l’œuvre de Bîrûnî dépasse de loin le cadre d’un simple effort d’érudition. Il constitue un apport complètement nouveau, une révolution copernicienne dans la pensée monothéiste. Car aborder l’hindouisme n’est pas chose aisée d’un point de vue théologique – islamique comme chrétien d’ailleurs. Il est facile pour les théologiens de disqualifier l’idolâtrie animiste des sociétés de type archaïque. La religion hindoue, elle, se laisse plus difficilement esquiver. Elle est l’expression d’une civilisation ancienne et raffinée, l’une des principales que les hommes aient suscité. L’aspect extérieur des temples et des pratiques évoque le polythéisme, mais simultanément le visiteur devine en filigrane la présence d’une philosophie et d’une spiritualité immenses, océaniques. Le plus souvent, les voyageurs et visiteurs, au Moyen Âge, ont décrit de l’extérieur sans trop pouvoir expliquer. Ils étaient d’autant plus gênés que ni la Bible ni le Coran – cadre de référence essentiel pour tout le savoir ancien – ne faisaient pas allusion à la religion « des brahmanes ». Il était difficile de se former un jugement théologique précis à son endroit. L’œuvre de Bîrûnî occupe donc ici une place excep-tionnelle. D’autant que Bîrûnî ne se contente pas de décrire la religion hindoue, il va jusqu’à mentionner l’influence qu’elle aurait eue sur certains milieux musulmans, comme les soufis.

Lwiis Saliba a donc accompli un travail des plus utiles et féconds en mettant l’œuvre de Bîrûnî à la portée d’un public francophone assez large. Il établit un nouveau pont entre des univers culturels et religieux qui d’habitude ne communiquent guère. Le Dr. Saliba fait partie de ces intellectuels libanais dont l’ouverture d’esprit au monde est un caractère fondamental. Depuis de longues années, il s’efforce de comprendre la pensée et la sagesse de l’Inde. Il s’est rendu en Inde à de nombreuses reprises, et s’est familiarisé avec les doctrines spirituelles de ce pays – de ce continent. Le présent ouvrage est une nouvelle pierre apportée à une meilleure connaissance de l’autre. On remarquera que, pour une fois, cette transmission d’une culture à l’autre ne passe pas par l’intermédiaire de l’Occident. Dans le domaine des religions comparées comme dans d’autres, l’Occident s’est en effet mis en position de monopole de la médiation entre les cultures. Pour comprendre l’autre, il faut passer par la science occidentale. Le travail de chercheurs comme Lwiis Saliba entame ce monopole d’une façon fort intéressante.

       Amin Maalouf, interrogé sur l’identité libanaise, répondait que l’ouverture au monde était précisément ce qui, selon lui, identifiait le plus l’attitude des libanais. Ne serait-ce pas une façon pour le Liban de se retrouver lui-même ? Le travail de Lwiis Saliba prend ici des dimensions pionnières. Il annonce une société nouvelle où, pour s’affirmer soi-même, Caïn ne devra plus tuer son frère mais au contraire le comprendre, l’estimer, l’accueillir ; une société où les hommes arriveraient à devenir – enfin– humains.

Pierre Lory 

Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes

Directeur scientifique à l’Institut Français du Proche-Orient

 

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